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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 29 juillet 2002

Un barbare et ses complices

Il est des épithètes dont il faut savoir user avec parcimonie. La barbarie est une tare si grave de l'âme et du coeur qu'il ne faut pas la voir ni la dénoncer trop souvent. En revanche, la rectitude politique ne doit pas édulcorer le vocabulaire au point de le rendre inapte à traduire la réalité. Appliquer à Ariel Sharon le terme de barbare satisfait à ces deux prudences : s'il est bon que le terme soit rarement brandi, il est sain qu'il le soit à propos d'un homme qui a multiplié les preuves de son insensibilité et qui tue comme un autre avale ses céréales. Notons cependant, ce qui ne diminue en rien la virulence du reproche adressé à Sharon, que beaucoup, en Israël et ailleurs, diffèrent de lui non par les gestes, mais par les déclarations seulement.

Pour qu'une société techniquement avancée comme Israël se reconnaisse en Ariel Sharon, il faut plus que le simple jeu politique. Quand les témoignages s'accumulent à propos des tortures infligées aux détenus palestiniens sans que réagisse l'opinion et sans que les médias n'assument leur devoir d'enquête, un barbare a beau jeu d'escamoter les critiques régulièrement formulées par les organismes internationaux voués à la défense de la dignité humaine. Quand un conseil des ministres entier approuve le principe des assassinats et entérine une justice expéditive meurtrière, extrajudiciaire et illégale, la réprobation doit rejoindre ceux qui apportent ainsi leur triste concours au barbare en chef. Quand la cour suprême d'un pays qualifie les assassinats de mesures préventives légitimes et convertit la torture en « méthodes extraordinaires d'interrogatoire », le respect normalement dû à l'instance judiciaire perd sa raison d'être. Quand un Shimon Pérès, erratique et ondoyant, déclare qu'il approuvera la déportation des familles de kamikazes si on établit à sa satisfaction la « légalité » de la sanction, il témoigne de deux nouvelles avancées de la barbarie. D'une part, il renonce à la dignité d'objecteur de conscience face à une mesure incompatible avec une société civilisée; d'autre part, il prononce ainsi un jugement accablant sur un pouvoir judiciaire qui, il est vrai, s'incline de plus en plus servilement devant les outrances militaires. Sharon ne souffre décidément pas de solitude.

L'opinion israélienne ne se dresse pas contre les comportements indignes de ses élites et de son armée parce que, nous dit-on, elle en sait trop peu. Elle ne saurait pas ce que ses soldats ont fait à Jénine ni avec quel mépris Israël traite les Palestiniens et leurs droits. L'excuse est sans valeur. Elle salira ceux qui y recourront. Ce que Madeleine Gagnon dénomme à juste titre le devoir de connaissance, une société doit l'assumer au même titre que les individus, surtout quand cette société contredit l'ensemble de l'humanité. Aucun Israélien n'est dispensé de s'informer quand son pays refuse l'enquête réclamée par la communauté internationale sur les événements de Jénine, quand son pays bafoue les conventions internationales sur les conditions de détention, les soins aux blessés, les droits des populations civiles, quand c'est l'armée de son pays qui porte jugement sur Arafat et qui justifie par des sophismes l'injustifiable expansion des colonies en sol palestinien. Quand une telle barbarie se répand autour de soi, un citoyen perd le droit de dire : « La télévision ne m'a pas montré d'images de ces abus. » Quand un sondage réalisé au lendemain du carnage de Gaza révèle que plus de 60 pour cent de la population israélienne juge favorablement une telle folie meurtrière, l'ignorance n'a plus cours comme explication. Il ne reste alors que les pires hypothèses.

Pour que l'opinion israélienne partage ainsi des vues réprouvées par le monde entier, il faut que jouent des mécanismes de conditionnement suprêmement efficaces. Israël, comme d'autres cultures l'ont fait en d'autres lieux et en d'autres temps, fait agir deux des plus intransigeants : l'armée et la religion. L'armée israélienne persuade son peuple qu'il est le plus fort; la religion persuade le peuple qu'il a raison d'utiliser à fond cette suprématie militaire. Militairement puissant et arc-bouté sur l'infaillible destin sioniste, le premier ministre israélien peut qualifier de succès total un massacre condamné par le reste de l'humanité. Quand viendra l'heure de la reddition de comptes, les fanatismes de l'armée et du fondamentalisme religieux feront partie des accusés et des complices.

Mais cette barbarie reçoit le soutien de nombreux complices. Il y a collusion avec la barbarie lorsque, comme le font les États-Unis, on fournit les armes qui servent aux massacres. Les Américains participent à la barbarie quand ils font semblant, comme Colin Powell, de ne pas savoir qu'Israël utilise dans ses agressions ce qui lui a été vendu à condition que ce ne soit pas le cas. Il y a complicité quand, au moment même de l'attentat sur Gaza, Washington accorde 200 millions supplémentaires à Israël au chapitre de la lutte au terrorisme, tout en versant 50 millions non pas à l'Autorité palestinienne, mais à des ONG de philosophie humanitaire. Il y a complicité et mensonge quand la Maison blanche blâme Israël d'un geste « qui ne favorise pas la paix », mais brandit la menace d'un veto pour empêcher le Conseil de sécurité de condamner Israël.

Je ne suis pas loin d'englober dans les complices de la barbarie les pays arabes qui ne parviennent même pas à formuler d'une seule voix leurs reproches à Israël. La peur chez les uns, l'intérêt pétrolier chez les autres, voilà qui conduit, au grand bonheur d'Israël, à tolérer l'intolérable.

Si les mots ont encore un sens et si les valeurs retiennent quelque chose de leur capacité d'incarnation, c'est à un barbare qu'il faut imputer la boucherie criminelle de Gaza. Dans n'importe quelle société équilibrée, le policier qui viderait son chargeur dans un restaurant bondé en prétextant qu'il poursuit un criminel serait considéré comme un danger public; dans l'Israël d'Ariel Sharon, le pilote qui tue et charcute une population civile sous un prétexte aussi aberrant participe, selon le chef de l'État, à l'une des plus éclatantes réussites de son pays. Il recevra sans doute une médaille et une accolade émue du général et chef d'État. Dans l'Israël d'Ariel Sharon, les services secrets savent où couche et à quel heure s'endort Salah Shedaheh, mais ils prétendent ne pas savoir que les maisons avoisinantes sont habitées. Dans l'Israël d'Ariel Sharon, on apprend beaucoup de renseignements grâce aux « méthodes extraordinaires d'interrogatoire » appliquées à des prisonniers palestiniens, mais on préfère les assassinats expéditifs aux procès qui étaleraient sur la place publique les vilenies d'un État militarisé à outrance. Dans l'Israël d'Ariel Sharon, on se glorifie d'être le seul État démocratique de la région, mais le pouvoir militaire siège ostensiblement aux côtés des décideurs politiques et occupe dans les décisions un poids comparable à celui qu'eurent les généraux grecs, chiliens ou argentins. Que le barbare bénéficie de nombreuses complicités dans la société israélienne et chez son alliée américaine ne le rend pas moins coupable, mais plus dangereux.

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