Dixit Laurent Laplante, édition du 18 juillet 2002

L'improbable élection palestinienne
par Laurent Laplante

Qui croit-on tromper en annonçant un scrutin palestinien pour évaluer et peut-être remplacer Yasser Arafat? Qui Arafat tente-t-il lui-même de leurrer en s'interrogeant à haute voix sur la possibilité qu'il soit ou pas candidat à sa propre succession? Le scénario électoral est si peu probable qu'il faut d'emblée envisager d'autres hypothèses. En n'oubliant jamais que, pendant qu'on discute, l'occupation illégale et cruelle du sol palestinien par les colonies israéliennes se poursuit inexorablement. C'est à un coup de force qu'il faut s'attendre, comparable à ceux que ma génération a connus à la fin de la guerre de 1939-1945 et qui ont défini pour cinquante ans les rapports de force et les sphères d'influence des puissants.

Que les Palestiniens se rendent aux urnes dans un avenir rapproché, cela relève de la science-fiction. Le scrutin n'aura pas lieu ou il sera un simulacre. On ne voit pas comment une campagne électorale pourrait s'enclencher alors même qu'Israël poursuit ses assassinats ciblés et peut s'en prendre à tout moment à telle ou telle personnalité palestinienne, qu'il s'agisse ou pas d'un candidat. À cela s'ajoute la présence de l'armée israélienne dans les principales villes palestiniennes; à elle seule, cette présence rend un scrutin impensable. Enfin, au stade où nous en sommes, bien malin qui pourrait dire lesquels des Palestiniens seraient inscrits sur les listes électorales. Chose certaine, Israël ne permettrait pas à ceux de Jérusalem-Est de participer au scrutin.

Le doute tourne au scepticisme caractérisé quand on prend en compte le travail d'oblitération auquel s'adonne Ariel Sharon depuis un an et demi aux dépens des symboles palestiniens. De façon systématique, tout ce qui pouvait ressembler à une institution palestinienne a été attaqué et détruit, jusqu'aux archives. L'objectif était précis : fragmenter et atomiser la société palestinienne de manière à ce qu'elle soit un simple agrégat d'individus et non plus un peuple. Que Sharon laisse tout à l'heure des élections se dérouler au sein de la population palestinienne, ce serait aller en sens inverse, car ce serait redonner une légitimité et une visibilité à la plus fondamentale institution qu'un peuple puisse posséder : sa représentation politique. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'un tel scrutin irait à l'encontre de l'offensive acharnée d'Ariel Sharon.

Yasser Arafat, quant à lui, joue prudemment les quelques cartes qu'il lui reste. Il sait ce que veut Sharon : non pas une élection, mais l'élimination du dernier symbole palestinien, Arafat lui-même. Il propose donc ce que Sharon ne peut permettre, c'est-à-dire le scrutin, et laisse dans le vague son éventuelle participation à l'élection, de même que la nature des réformes qu'il a (peut-être) en tête. Depuis vingt ans qu'ils se fréquentent par médias interposés, les deux hommes ont appris à se mentir de façon symétrique.

Si l'hypothèse d'un scrutin palestinien dans un avenir rapproché semble aussi farfelue et si peu logique, comment expliquer qu'elle continue d'alimenter la chronique? Pour qu'une seule réponse s'impose, il faudrait que la désinformation soit moins intense en provenance de la Maison blanche. On ne sait même pas, à dire vrai, comment interpréter le constant changement des propositions concoctées par l'administration Bush. Tel jour, la vision présidentielle est celle d'un État palestinien. Tel autre jour, l'État ainsi entraperçu par George Bush devient provisoire. Puis, cet État fugitif n'est possible que si Yasser Arafat tire sa révérence. Puis, c'est la représentativité de la classe politique palestinienne qui est contestée. Et demain, quoi encore? S'agit-il de tâtonnements révélateurs de l'inexpérience du président américain? La politique intérieure américaine subit-elle des pressions déterminantes de la part du lobby israélien au point d'infléchir les gestes américains dans le sens souhaité par Sharon?

Probablement un peu de tout cela, mais d'autres facteurs pèsent sans doute plus lourd. En particulier, la volonté de l'administration Bush de modifier en profondeur les équilibres militaires et politiques dont elle a hérité. Potsdam et Yalta avaient défini les zones d'influence des superpuissances et le demi-siècle qui a suivi ces accords les a substantiellement respectés. Ils sont aujourd'hui périmés, car les États-Unis n'ont plus devant eux de contrepoids à leur mesure. L'équilibre de la terreur, fondé sur des arsenaux nucléaires plus ou moins comparables, disparaît lui aussi par suite de la faillite économique de l'URSS et de la militarisation accélérée du budget américain. Pourquoi, dès lors, la présence américaine, militaire autant qu'économique, ne se ferait-elle pas sentir aux portes même de la Russie? Pourquoi l'Asie demeurerait-elle plus longtemps hors de portée des projets américains? Pourquoi l'Afghanistan ne serait-il pas le signe avant-coureur d'une implantation américaine permanente à proximité du Pakistan et de l'Inde? Si telle est la vision du président Bush, on comprend pourquoi la Chine est tout à coup apparue sur une des listes noires qu'affectionne le président américain : elle est le seul mystère dont l'hégémonie américaine consente encore à se méfier et qu'elle entend isoler.

Dans ce réalignement dont on parle peu et qui est pourtant déjà enclenché, Israël constitue un rouage indispensable et Arafat rien de plus qu'un pion embarrassant. Le leader palestinien a la grossièreté de durer. Il est irremplaçable en raison de la paresse médiatique qui ne retient qu'un nom à la fois. Il a l'impertinence d'encaisser les humiliations par lesquelles on tente de provoquer son impatience. Il serait dangereux si on le supprimait, car il n'est redoutable que par les conséquences qu'aurait son assassinat. Mieux vaut donc patienter, l'ignorer, discuter sans lui du sort des Palestiniens, lui demander des réformes qu'on prend soin de rendre impossibles, déplorer que sa mort tarde tant. Malheureusement, Arafat, comme Castro, retarde l'heure de son décès et le temps presse.

Le temps presse parce que l'administration Bush voit approcher l'heure de son premier test électoral. Parce que janvier n'est pas loin et qu'on ne peut pas franchir cette date sans convoquer les Palestiniens aux élections exigées, mais impossibles. Parce que l'histoire ne repasse pas les plats et que l'axe israélo-américain peut présentement faire main basse sans risque aucun sur l'ensemble du Proche-Orient.

Un demi-siècle après Potsdam et Yalta, Washington est en mesure, Israël aidant, de repousser à son gré les frontières fixées à l'époque. Les fauteuils de Staline et de Churchill sont vacants et celui de Roosevelt est occupé par un visionnaire.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020718.html

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