Dixit Laurent Laplante, édition du 15 juillet 2002

L'Irak pour renflouer la bourse?
par Laurent Laplante

Aux prises avec une crise de confiance qui dégonfle brutalement les espoirs boursiers, l'administration Bush ne va quand même pas réagir par la transparence et l'efficacité. Cela équivaudrait pour elle à renier son attachement au libéralisme débridé. Pire encore, le clan Bush indisposerait du coup ceux qui l'ont porté au pouvoir et dont l'aide est requise à l'occasion des prochaines élections. On doit plutôt attendre de la Maison blanche une diversion capable d'occuper les regards des médias et de la population et de ranimer une popularité présidentielle qui se ressent des ratés économiques. Une bonne petite guerre contre l'Irak remplirait ce rôle. Si tel est le projet américain, on comprend mieux l'acharnement que mettent les Américains à se soustraire à la nouvelle Cour pénale internationale.

Le problème, on s'en doute bien, ne se ramène pas à une courte liste de délinquants milliardaires. Il ne découle pas non plus d'une infirmité propre à un pays en particulier. Comme le racisme ou l'ethnocentrisme, il sollicite toutes les consciences humaines et peut surgir aux quatre coins de la planète. Ce problème, c'est celui de la cupidité. On le connaît depuis toujours, mais on n'avait pas commis jusqu'à maintenant l'erreur de le maquiller en vertu et de lui laisser adopter des dimensions planétaires. Sous le nom de mondialisation, c'est cette cupidité qui suscite la création d'empires de moins en moins nombreux et qui promet des dividendes de plus en plus délirants. Les prédateurs se dévorent les uns les autres en engageant dans leurs acquisitions, fusions et regroupements des ressources qu'ils n'ont pas. C'est, en effet, à partir de leurs rêves et de leurs délires qu'ils promettent mer et monde à leurs actionnaires : une fois le rival avalé, la récompense viendra à quiconque a su faire confiance au bon moment. Peu importe dès lors que le coût d'acquisition dépasse la valeur du rival, puisque la concurrence sera affaiblie et que le vainqueur pourra relever prix et profits.

L'inconvénient, c'est que la cupidité confond mirages et réalités. Elle présume que les clients seront au rendez-vous quels que soient les prix exigés. Elle promet aux courtiers et autres vendeurs d'actions un rendement à nul autre pareil. Quand la réalité rouspète, que les clients lèvent le nez sur un produit devenu trop onéreux et que les banques « rappellent » les marges de crédit, le cupide est contraint au mensonge : il aligne des chiffres qui ne correspondent ni à ses ventes ni à ses bénéfices.

Pour notre plus grand malheur, on nous a persuadés que telle était désormais la loi inexorable et qu'il fallait tout mettre en oeuvre pour, disait-on, faire face à la concurrence. Des milliers d'entre nous, sans s'interroger sur les conséquences, exigent de leurs caisses de retraite qu'elles investissent dans les titres les plus prometteurs. Nos gouvernements ont laissé les monstres accoucher de monstres. Ne faisons donc pas semblant d'être blancs comme neige et radicalement différents des vilains prédateurs américains.

Cette logique, le président Bush la connaît. Il sait pertinemment, de première main pourrait-on dire, qu'un système qu'on encourage à tous les gigantismes et à toutes les volatilités va toujours promettre plus qu'il ne peut livrer. Et il sait que ce ne sont pas des enquêtes isolées sur telle ou telle falsification comptable qui vont conduire le capitalisme à la contrition et au ferme propos. Le président Bush a simulé la surprise et la colère parce que le micro était ouvert, mais il n'a rien dit de sérieux parce qu'il ne voulait rien dire.

Reste à choisir la diversion. Le choix le plus classique, ainsi que la Margaret Thatcher des Falklands pourrait en témoigner, c'est la guerre. Elle constitue, en effet, la recette la plus efficace pour souder ensemble les composantes d'une société et relancer une popularité déclinante. Bush I hissa sa popularité à hauteur de 90 pour cent lorsqu'il déclencha l'opération Tempête du désert; Bush II a obtenu des scores encore plus impressionnants et plus durables en qualifiant de guerre sa réplique à un crime contre l'humanité. La tentation est donc là. Elle exerce d'autant plus d'attrait qu'Israël n'en finit plus de pousser à la roue et de presser Bush II de terminer ce que Bush I a laissé inachevé. Débarrassé de Saddam Hussein, l'État israélien exercerait encore plus ouvertement son protectorat sur la partie du monde que lui confient les États-Unis. L'électorat juif américain, dont les sympathies traditionnelles vont plutôt aux démocrates, verrait des charmes nouveaux au parti républicain. Quand Ehoud Barak, qui a toujours l'oeil sur le poste d'Ariel Sharon, suggère à Bush II de s'en prendre non seulement à l'Irak, mais aussi à l'Iran, peut-être ne fait-il que répéter sur la place publique ce qui se discute à la Maison blanche.

Une guerre tirerait-elle la bourse de sa dépression? Très probablement. L'argent affluerait, les investisseurs se disputeraient les titres boursiers les plus intimement apparentés au Pentagone, plus personne ne se demanderait si la comptabilité des fournisseurs est falsifiée.

Dans ce scénario à la fois paranoïaque et plausible, les États-Unis devaient d'abord récuser d'avance la Cour pénale internationale. Cela paraît étrange puisque, de toutes manières, les tribunaux de chaque pays seront les premiers appelés à connaître des crimes de guerre et que les États-Unis n'ont pas à redouter que La Haye court-circuite la justice américaine. Alors, pourquoi? Peut-être se rapproche-t-on d'une certaine compréhension si l'on songe que la Cour pénale internationale pourrait fort bien ne pas être d'accord avec l'interprétation que donne la Maison blanche des conventions en vigueur. La justice américaine parlerait la première, mais une autre, plus crédible, aurait le dernier mot. Le comportement américain à Guantanamo a déjà montré, en tout cas, que la justice américaine ne coïncide pas en tous points avec les conventions de Genève à propos des prisonniers de guerre.

L'offensive américaine contre la Cour pénale internationale va cependant plus loin que la « défense et illustration » des intérêts américains entendus de façon circonscrite. Certes, Washington veut soustraire ses soldats à l'autorité de ce tribunal, mais ce n'est pas tout : l'ONU tout entière devrait bénéficier de l'exemption. On aura compris l'astuce : il n'y aura plus jamais d'intervention internationale si le soldat américain jouit d'une immunité qui ne s'étend pas au soldat français ou canadien qui se bat près de lui. Ce n'est pas par grandeur d'âme que Washington élargit son exigence d'immunité, mais par souci de préserver son recours aux conscriptions internationales. On aura compris aussi que l'intransigeance américaine risque d'enlever toute crédibilité à la nouvelle cour.

La parfaite amoralité de l'administration Bush force à redouter qu'une guerre injustifiée soit déclenchée à des fins aussi inavouables que ces hypothèses-ci : redressement artificiel de la confiance des investisseurs, escamotage des questions de fiabilité comptable, expansion des intérêts pétroliers et gaziers américains en ex-URSS, renforcement au Moyen-Orient de l'axe israélo-américain et, bien sûr, victoire électorale du parti républicain.

Excessif? Peut-être, mais souvenons-nous : « It is only the unreadable that occurs. »

P.S. Ce texte a été rédigé avant la décision du Conseil de sécurité d'accorder au personnel des opérations de maintien de la paix un an de grâce. La crainte d une guerre contre l'Irak n'en diminue pas pour autant.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020715.html

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