Dixit Laurent Laplante, édition du 4 juillet 2002

Puissant, myope et peut-être isolé
par Laurent Laplante

Il ne se passe pas de semaine sans que le président Bush ne fournisse des preuves supplémentaires du simplisme et de l'arbitraire de ses vues sociales et politiques. Il nous manquait des précisions sur les changements peut-être survenus dans son credo économique; il arrive, en effet, que l'exercice du pouvoir modifie les principes que professait la même personne au moment de la campagne électorale. La réaction du président américain à propos de Worldcom et de Xerox a remédié à cette incertitude : là comme dans le reste, dans sa gestion des États-Unis comme dans sa politique internationale, le président américain est puissant, myope et peut-être en voie d'isolement.

Face à l'accumulation des scandales qui secouent le monde industriel américain, le président Bush réagit avec plus de fougue que d'intelligence. Il menace, il trépigne, mais il offre des décibels plutôt que des solutions. Il ne parvient d'ailleurs pas à convaincre. Ceux qui ont falsifié les bilans et trompé le public et les investisseurs seront, à l'en croire, poursuivis, punis, privés des bénéfices de leurs malversations. Cette grosse grosse colère présidentielle ne constitue pourtant qu'un spectacle stérile. D'une part, cela ne change rien aux moeurs d'un milieu qui confond gigantisme et santé industrielle; d'autre part, le président Bush fait lui-même partie, de par sa famille et par son propre refus de collaborer aux enquêtes sur Enron, des gestionnaires qui favorisent à outrance le secret et les simplifications abusives. Le président Bush aura parlé en homme fort, mais sans jamais remonter à la source du problème et sans modifier son propre comportement. Comme c'était déjà l'un des rares thèmes où la crédibilité du président laissait à désirer, on peut imaginer que bien peu de gens entendront un avertissement sérieux dans la très artificielle colère présidentielle.

Un geste au moins symbolique était pourtant possible. L'administration Bush pourrait, comme minimum, s'assurer qu'il n'y ait pas d'examens croisés impliquant ses propres services. Si, par exemple, le FBI fait enquête sur la firme comptable Andersen pendant qu'Andersen garantit les états financiers du FBI, des risques évidents de renvoi d'ascenseur surgissent. De telles situations existent pourtant; faire semblant de ne pas les voir prive Bush de son résidu de crédibilité dans ce domaine. En tenant inconditionnel du libéralisme sauvage, le président Bush n'a pas davantage évoqué les conflits d'intérêts structurels qui affectent la relation entre les conglomérats et les firmes comptables.

Le discours du président américain au sujet du Proche-Orient est de la même eau. Il fut clair et arrogant, fracassant et irresponsable. En discréditant l'Autorité palestinienne selon les voeux d'Ariel Sharon, la Maison-Blanche a agi comme s'il était légitime et démocratique de reprocher à un peuple le choix de ses dirigeants et de lui intimer l'ordre d'en changer. Pire encore, le président Bush a condamné Yasser Arafat sans jamais l'entendre. Le futur journaliste ou l'apprenti juriste apprend pourtant, dès ses premiers cours, la règle du audi alteram partem, c'est-à-dire l'obligation, morale encore plus que légale, de ne pas porter jugement avant d'avoir examiné les deux versions d'une nouvelle ou d'un litige. Même si les sourires forcés des chefs d'État réunis au sommet du G-8 pouvaient créer l'illusion d'une entente parfaite entre le président Bush et ses homologues, une écoute plus attentive permet d'entendre l'écho des discordances. L'homme fort de la Maison-Blanche n'a prouvé ni son tact ni son respect des droits fondamentaux. La justice, qui est parfois ironique, pourrait bien faire évoluer l'opinion palestinienne dans un sens contraire aux voeux israélo-américains et accroître la popularité d'Arafat au sein de la population palestinienne.

Bien loin de prendre conscience du malaise engendré par ses propos sur l'OLP et d'ajuster le tir, l'administration Bush est retombée dans les mêmes ornières à peine quelques jours plus tard. Il s'agissait, cette fois, de la toute nouvelle Cour pénale internationale. L'habituelle arrogance simpliste est aussi palpable dans ce dossier capital que dans les autres. En un mot comme en cent, l'administration Bush, fidèle en cela aux orientations des présidents précédents, refuse farouchement qu'un soldat américain puisse être jugé par un tribunal qui ne serait pas américain. Que les ressortissants de tous les autres pays tombent sous le coup de la justice internationale, soit, mais pas un Américain. Cela étonne et scandalise de la part d'une administration qui a littéralement mis à prix la tête de Milosevic, qui a acheté à coups de millions son transfert à La Haye et qui a refusé à la justice nationale de juger l'ex-président. L'étonnement est relayé par la colère quand les États-Unis assortissent leur opposition du chantage le plus odieux : si l'on n'accorde pas l'immunité aux ressortissants américains, Washington cessera de participer de ses deniers et de ses troupes à l'ensemble des missions de paix de l'ONU. L'administration Bush manifeste ainsi à l'égard d'une cour pénale internationale longtemps attendue sa propension aux ukases et aux orientations injustifiables.

Heureusement, la contribution américaine aux missions de paix internationales est si négligeable que la menace d'un boycott devrait laisser froids les pays qui, comme le Canada, participent généreusement à la plupart de ces interventions et qui, malgré les bavures survenues en Somalie, acceptent l'autorité du tribunal international sur leurs soldats. Encore là, les bruits de bottes qu'affectionne l'administration Bush pourraient provoquer des résultats inverses aux voeux présidentiels. Pourquoi, en effet, les pays qui collaborent avec l'ONU et qui respectent le tribunal pénal international se laisseraient-ils embrigader plus longtemps dans les aventures militaires américaines? Pourquoi ces pays partageraient-ils avec les Américains la facture des assauts contre Belgrade ou Kandahar si les Américains refusent de partager les coûts de l'ONU?

J'entends d'ici la réponse globale à toutes ces questions : les Américains ont les moyens de leur arrogance. S'ils ne veulent pas se soumettre au tribunal pénal international, ils ne le feront pas et ils recourront en toute impunité aux représailles qu'ils ont déjà évoquées. Passer des années sans payer de cotisation à l'ONU fait partie des gestes dont les États-Unis se sont déjà montrés tristement capables. Les États-Unis agiront aussi cavalièrement et avec la même impunité au Proche-Orient. Ils continueront, comme l'ont montré les indécentes interventions du vice-président Cheney en faveur d'Enron lors de son passage en Afghanistan, à pactiser avec les plus boulimiques consortiums financiers et industriels au mépris des traités de libre-échange et des théories de l'OMC. Tel est du moins le sentiment que l'on retrouve partout et par lequel on tente de justifier la démission face aux débordements américains.

Deux éléments permettent tout de même d'espérer mieux. D'une part, la Cour suprême des États-Unis manifeste à propos de la peine de mort une sensibilité nouvelle qui contraste avec les attitudes vengeresses du président américain. Il n'est d'ailleurs pas impossible que la controverse autour de la référence à Dieu dans le serment d'allégeance américain conduise la Cour suprême à redéfinir les perspectives et prive le fondamentalisme présidentiel de ses références au Bien et au Mal. D'autre part, le remède à l'arrogance se trouve souvent dans l'arrogance elle-même. Si Nixon n'avait pas été convaincu de sa toute-puissance, il n'aurait pas conservé les enregistrements qui ont causé sa perte. De même, le président Bush pousse si loin les prétentions américaines qu'il suscite enfin la grogne de ses meilleurs alliés et peut-être même d'une fraction de l'opinion américaine. L'Américain de bonne foi est, en tout cas, placé devant une alternative inconfortable : ou il doit, comme tout humain, rendre des comptes à la justice internationale ou il exige l'exception due à la race des seigneurs, ce qui le place en vilaine compagnie.

Pour ces motifs, l'homme puissant et myope risque un isolement de plus en plus étanche.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020704.html

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