Dixit Laurent Laplante, édition du 27 juin 2002

Le permis de chasse
par Laurent Laplante

Ce que Bush a présenté comme son plus récent plan de paix constitue à toutes fins utiles la condamnation à mort de Yasser Arafat et un feu vert pour tous les excès, et ils sont nombreux, dont peut rêver Ariel Sharon. Le premier n'obtiendrait rémission que s'il remplissait une série de conditions strictement irréalisables, tandis que le second n'est que poliment prié de faire ce qu'il a toujours impunément refusé d'envisager. Un seul aspect de ce discours peut réjouir : les masques tombent et l'administration américaine sera désormais perçue, même par les myopes, comme irrévocablement favorable à l'écrasement par Israël des espoirs palestiniens. Le choix américain est honteux. Qu'il soit enfin clair devrait inciter ce qui reste de l'ONU à dénoncer l'axe que crée l'entente entre les prédateurs israéliens et le policier autoproclamé de la planète. N'attendons rien, bien sûr, du Canada; si on pense à lui, il fera partie de l'axe.

Pour divers motifs, le gouvernement Sharon s'emploie depuis longtemps à priver les Palestiniens de tous les signes tangibles de leur identité. De façon systématique, les quelques lieux où l'OLP pouvait dialoguer avec des pays étrangers, parler au monde et donner sa version de la réalité ont été envahis et détruits. Les quelques ressources techniques des Palestiniens, depuis les équipements de radio et de télévision jusqu'aux ordinateurs du ministère palestinien de l'éducation, ont été mis hors service, même ce qui avait été payé par les pays européens. Ne restait, comme facteur de cohésion pour les Palestiniens et comme truchement pour pénétrer à l'intérieur des téléjournaux, que l'homme honni par Sharon, Yasser Arafat. Il importait donc de le discréditer, de l'empêcher de circuler, de creuser un infranchissable fossé entre lui et les sommets arabes. Ce fut fait. Arafat ne pouvait pas plus assister à la messe de minuit à Bethléem que quitter son territoire pour rencontrer le prince Abdallah ou le président Moubarak. Pendant que les émissaires israéliens se succédaient au bureau ovale de la Maison-Blanche comme s'il était pourvu d'une porte tournante et que les mandataires américains réservaient à Israël la quasi-totalité de leurs séjours au Proche-Orient, Arafat ne recevait de visiteurs qu'au gré de Sharon. Faute de l'engloutir d'un coup dans l'inexistence, Israël faisait glisser Arafat dans le discrédit et l'insignifiance. Lui réduit au silence, les Palestiniens n'auraient plus de symbole. Et un peuple sans symbole n'est plus un peuple.

Si Arafat n'a pas encore été assassiné comme l'ont été des dizaines de ses collaborateurs par les exécutions sommaires israéliennes, il le doit au fait que les capitales étrangères, y compris Washington, persistaient à dire qu'Arafat était le porte-parole légitime des Palestiniens et donc l'interlocuteur normal de la communauté internationale. L'administration Bush ne le traitait pas comme tel, mais elle préférait attendre le bon moment pour aligner ses déclarations sur ses gestes concrets et pour larguer officiellement Arafat. Le bon moment, c'est-à-dire celui où les sondages établissent que l'opération salissage a porté fruit et que l'opinion américaine en a marre du facies d'Arafat. C'est chose faite grâce à l'entêtement de Sharon, grâce aux omniprésents démarcheurs israéliens, grâce à la scandaleuse partialité des médias américains. En un sens, Sharon mérite les éloges et peut dire mission accomplie. En perdant son dernier symbole identifiable, le peuple palestinien ressemblera à son territoire : il sera une simple juxtaposition d'individus isolés, tout comme le sol palestinien est fragmenté comme un gruyère que perforent à volonté les routes et les contrôles israéliens. Sharon ne fait plus face à un peuple organisé; il lui reste à liquider des poches de résistance. Les relationnistes parleront bientôt d'opérations de nettoyage.

Pendant ce temps, le président Bush nous raconte ses visions. Il voit un État palestinien temporaire là où tous les regards autres que le sien cherchent vainement les analogies d'un tel concept. Il voit de la légitime défense dans la destruction des maisons ayant abrité - peut-être - un aspirant au suicide meurtrier. Sa plus récente vision est assortie, il est vrai, de quelques préalables. Ainsi, une démocratie palestinienne doit précéder la création du fumeux État palestinien temporaire. Que l'Arabie saoudite et le Koweit, au nom desquels fut menée l'opération Tempête du désert, n'en soient pas là, cela ne met pas la vision mal à l'aise. Que l'Afghanistan, avec la connivence américaine, soit déjà retombé en bonne partie sous le contrôle des seigneurs de la guerre qu'on bombardait il y a six mois, la vision préfère ne pas le voir. Que la démocratie pakistanaise demeure à la botte du général qui a mis les élus hors jeu et qui loue à bon prix ses aéroports aux forces américaines, cela non plus n'entre pas dans une vision peut-être encore mal ajustée. On ne se souvient apparemment pas que le Dictateur de Chaplin avait lui aussi ses visions.

Malgré qu'elle soit erratique, imprécise, instable et surtout honteusement cruelle, la plus récente vision du président Bush promet de belles percées aux faiseurs d'images de la Maison-Blanche. Puisque le concept de légitime défense vaut lorsque le régime Sharon lance des tueurs sur la piste des gens soupçonnés de projets meurtriers et des blindés à travers les masures et les potagers palestiniens, il est clair que Washington peut brandir le même concept pour transformer Guantanamo en un Alcatraz moderne peuplé de prisonniers de guerre dépouillés de tous leurs droits. Autrement dit, la vision que Bush applique au bénéfice d'Israël permet au même président Bush de l'utiliser à des fins domestiques et de se placer en dehors et au-dessus des conventions internationales. De la même manière, la vision qui permet d'identifier au terrorisme ce qui n'est souvent que résistance à l'occupation de la Palestine par Israël justifie que l'on stigmatise comme potentiellement dangereux tous les jeunes hommes en provenance des pays arabes. Et quand - non pas si, mais quand - Arafat mourra de mort violente, le visionnaire de la Maison-Blanche déplorera sans doute qu'on ait mal interprété son message de paix. La vision aura pourtant, dans la plus pure tradition de l'Ouest indompté, inscrit au bas de la photographie d'Arafat l'invitante mention « Wanted for murder », mention comparable à celle qui disait en septembre dernier « Dead Or Alive ». Le Far-West recrute.

Une logique en boucle marche ainsi vers ses retombées les plus perverses : l'abus que l'on bénit chez autrui devient chez soi un comportement vertueux. Comme quoi toutes les visions ne sont pas aussi inoffensives que celles de Fatima.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020627.html

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