Dixit Laurent Laplante, édition du 10 juin 2002

Que changerait Paul Martin?
par Laurent Laplante

On lirait bien mal ma pensée si l'on m'imputait l'intention de me porter à la défense de Jean Chrétien. Le problème n'est pas qu'il a régné trop longtemps, mais qu'il a régné. Il avait vocation de servir de garde du corps de Pierre Trudeau et on en fit un général. Qu'il parte de lui-même ou qu'il s'incline de mauvais gré devant un refus de confiance ne me ferait donc pas pleurer. Le défi à relever aujourd'hui n'est cependant pas de le détester au point de nous satisfaire du premier individu prêt à lui succéder. Le régime, en effet, souffre de maux que M. Chrétien a tolérés et amplifiés, mais qu'il n'a pas créés et qui risquent de lui survivre. Le remplacer sans vérifier si son successeur est en mesure d'assainir la gestion fédérale et de doter le Canada de politiques décentes serait d'un simplisme désolant. Au stade actuel, ce n'est pas du côté de Paul Martin qu'il faut chercher la solution.

Deux faits seulement, tous deux surestimés, militent ces jours-ci en faveur de M. Martin : l'élimination du déficit et l'expulsion cavalière que lui a fait subir M. Chrétien. Ce n'est pas suffisant pour qu'on lui prête les vertus d'un réformateur. La lutte contre le déficit, on devrait se le rappeler, a été menée sur le dos des membres les plus vulnérables de notre société, les chômeurs au premier chef. Rien là de très glorieux. Quant au renvoi grossier dont il a été victime, il s'ajoute aux griefs que l'on doit retenir contre Jean Chrétien, mais pas à la liste des mérites de M. Martin.

Y a-t-il autre chose qui puisse auréoler M. Martin de façon convaincante? J'en doute. L'ex-ministre canadien des Finances appartient à une école de pensée qui aide l'économique à prendre le pas sur le social, le culturel, l'humain, qui valorise les grands prédateurs au détriment de l'État et de la mouvance communautaire. Il est plus à l'aise à Davos ou en compagnie des ministres des finances du G-7 que dans les milieux défavorisés. Il ne peut certes pas présenter ni sa gestion des affaires publiques ni ses différents budgets comme des preuves de son aptitude à créer une société plus équitable. Rongeait-il son frein en rêvant du jour où il pourrait infléchir la politique canadienne dans le sens d'une plus grande justice sociale? Si c'est le cas, M. Martin a vécu bien discrètement cette frustration.

Il n'entrait pas, me dira-t-on, dans ses responsabilités ni dans ses possibilités de raviver la conscience sociale du gouvernement tout entier. Je n'en conviens qu'à demi. Ou il était un poids-lourd de ce régime ou il n'était qu'un exécutant sans créativité particulière. Il ne peut gagner sur les deux tableaux, se présenter comme l'homme qui a tiré le pays de ses déficits abyssaux tout en prétendant n'avoir jamais prêté la main aux coups de force fédéraux, s'attribuer la gloire des surplus et se dissocier du déséquilibre fiscal constaté par la commission Séguin. Ou il a joué un rôle important et mérite d'être évalué sur sa connivence avec les moeurs barbares du gouvernement central ou il obéissait servilement à Jean Chrétien et on ignore totalement de quoi il est capable. Le plus plausible est de voir en M. Martin un homme imbu d'une pensée sociale peu et mal enracinée et tout naturellement en connivence avec un régime qui soumet le politique aux priorités du grand capital.

Un autre aspirant, qu'il s'agisse d'un John Manley ou d'un Allan Rock, ferait-il mieux? Je ne vois pas en vertu de quelles observations on pourrait l'espérer. C'est le régime qu'il faut remplacer. Ce n'est pas en changeant le messager qu'on redonnera une décence au message. Le premier ministre n'a aucune notion d'éthique, mais son entourage non plus. Le parti entier est rongé jusqu'à la moëlle par son concubinage avec les maquignons et les entremetteurs. Ni Pierre Pettigrew ni Jane Stewart n'ont répondu des coûteuses insuffisances de leur gestion à la tête du ministère des Ressources humaines. Un à un, les ministres finissent par livrer la liste des amitiés qui restreignent indûment leur liberté de manoeuvre et qui les amènent à confondre la sphère du privé et celle du public. Ce gouvernement utilise cyniquement le drame de septembre dernier comme levier pour renforcer le pouvoir d'intimidation de la police. Il a tout fait pour imprégner la fonction publique d'une culture de secret. Il adopte à propos des jeunes contrevenants une législation rétrograde promise, dès sa naissance, à la futilité si ce n'est à l'injustice. Il tourne autour du protocole de Kyoto en multipliant les contorsions honteuses. Il professe à propos du Proche-Orient une politique qui fait du Canada le défenseur d'une armée d'occupation aussi méprisable que toutes les autres.

Retour à la question de départ : que changerait à ce triste bilan l'arrivée de Paul Martin? Rien ou presque rien. Il s'est montré prudent, c'est vrai, à propos des fusions de banques, mais il n'a jamais vu d'anomalie à ce que les banques empochent des milliards de profits pendant que l'État se délestait de ses responsabilités sociales sous prétexte que l'argent faisait défaut. M. Martin a également souvent promis aux pays pauvres un allègement de leur dette. Toutefois, il a toujours trouvé des prétextes pour retarder l'avènement de ces jours nouveaux. En revanche, il a agi avec la vitesse de l'éclair pour « secourir » le Pakistan à coups de centaines de millions en aide directe ou en effacement d'ardoises.

Le drame, c'est qu'on ne sait par quoi remplacer le Parti libéral. Les partis d'opposition, à l'exception de l'Alliance canadienne, ont tous des mérites, mais aucun n'est en passe d'occuper la place des libéraux. Les votes que perdrait le Parti libéral ne peupleraient que le camp des indécis ou des absents. Certains, défaitistes ou cyniques, en concluent qu'il faut chercher des solutions ailleurs que dans l'État et dans la politique des partis. Cela, que je peux comprendre, ne règle pourtant pas le problème : un régime aussi dépourvu de décence que d'efficacité s'amuse, au lieu de faire peau neuve, à proposer un changement de haut-parleur.

Et on hurle d'enthousiasme.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020610.html

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