ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 mai 2002

Les graves et pertinentes accusations de Radwanski

Pendant que s'allonge de façon monotone la liste des indélicatesses du régime Chrétien en matière de concubinage avec les démarcheurs, l'opinion publique néglige un autre aspect tout aussi scandaleux de la dérive gouvernementale. Les termes extrêmement vigoureux qu'utilise le commissaire à la protection de la vie privée du Canada à l'endroit du solliciteur général du pays obligent à conclure, en effet, qu'un pan de la récente législation canadienne n'est rien d'autre qu'une tricherie. Quand l'homme nommé pour doter les Canadiens de lois conformes à leurs aspirations et à leurs valeurs cache aux citoyens les vrais motifs de ses projets de loi, la base même de la respectabilité politique disparaît. Car un gouvernement qui bafoue la règle de droit restaure la loi de la jungle et perd le droit de punir chez autrui ce qu'il se permet à lui-même.

Ce n'est évidemment pas une première pour le solliciteur général Lawrence MacAulay que d'être accusé de légiférer sous de faux prétextes, mais l'accusation est portée cette fois de si haut et sur un ton tellement fracassant qu'elle déborde nettement le registre habituel. « Je dois dire, Monsieur, écrit George Radwanski au ministre, que rien d'autre dans votre lettre ne me déçoit autant que de vous voir invoquer le 11 septembre pour justifier de nouveaux pouvoirs policiers sans rapport aucun avec l'antiterrorisme. » Comme si cela comportait encore du clair-obscur, le commissaire à la protection de la vie privée invite le solliciteur général à se demander s'il se conduit comme devrait le faire un solliciteur général. « Exploiter les craintes du public, plutôt que d'aider à les mettre en perspective tout en veillant à accorder la plus grande importance aux droits canadiens et aux valeurs canadiennes, conclut M. Radwanski, ne serait pas digne du solliciteur général du Canada. » Et vlan!

Il faut dire que M. MacAulay a tout mis en oeuvre pour s'attirer cette condamnation. Il décrit le projet de loi C-55 comme nécessaire à la lutte contre le terrorisme, mais il insère subrepticement dans le texte des dispositions permettant aux forces policières de traiter comme des terroristes des personnes recherchées pour toutes sortes d'autres raisons. Il fait indirectement ce qu'il n'ose faire directement. Profitant de l'affolement causé par les attentats de septembre, il impose au public une surveillance policière supplémentaire que le public ne requérait pas et dont il se passait volontiers. Cela fait penser au comportement méprisable de certains « industriels de la mort » qui profitent du chagrin des proches pour leur vendre des arrangements funéraires qu'ils n'ont pas les moyens de débourser et que les larmes les empêchent de mesurer. La peur est mauvaise conseillère; on préférerait donc que M. MacAulay cherche ailleurs qu'auprès d'elle les conseils dont il a besoin.

M. MacAulay s'entête dans le sophisme quand il invoque la sécurité du public pour autoriser les policiers à arrêter divers types de truands en même temps que les personnes soupçonnées de terrorisme. La question, en effet, n'est pas de savoir si les policiers doivent arrêter les personnes recherchées pour des crimes graves, car cela va de soi. La question est plutôt de savoir si les corps policiers avaient besoin de pouvoirs supplémentaires pour assumer ces tâches traditionnelles. Et la réponse est négative. S'il est vrai que le terrorisme en tant que crime nouveau exige une contre-offensive inédite, il n'est pas vrai que l'agression sexuelle ou le vol à main armée exige une nouvelle panoplie de pouvoirs policiers. Ou M. MacAuley le sait et il abuse de la crédulité créée par la psychose de septembre, ou il ne le sait pas et il devrait se recycler dans le jardinage.

L'entêtement que met l'équipe Chrétien à profiter de la peur pour aller trop loin contraint à soupçonner autre chose. Même si l'on répugne aux procès d'intention, il faut bien s'aventurer dans les supputations quand la logique bégaie et que s'affirme l'abus de pouvoir. Lorsque le Canada se fourvoie aussi lourdement et avec une telle ardeur, il est permis de soupçonner une influence étrangère, en l'occurrence celle des États-Unis. C'est de Washington, en tout cas, que sont venues les pressions en faveur de lois plus restrictives, de contrôles plus indiscrets, d'interrogatoires plus tracassiers. Ce sont les États-Unis qui ont édicté de nouvelles règles sur les visas de séjour accordés aux Canadiens et qui se décerneront un diplôme de générosité s'ils ajoutent l'arbitraire à la méfiance. Selon la Presse canadienne, « la réglementation proposée ne limiterait pas automatiquement les séjours de visiteurs étrangers à 30 jours, mais les obligerait à expliquer la nature et le but de leur visite s'ils prévoient rester plus longtemps ». À n'en pas douter, le soupçon a désormais une patrie, une patrie que le Canada semble traiter comme sa maison-mère.

Plus de huit mois se sont écoulés depuis que l'administration Bush a abusivement instauré un état de guerre illimité dans le temps et dans l'espace pour sanctionner un crime contre l'humanité. Huit mois ont passé sans que les objectifs mis de l'avant de façon officielle soient atteints : arrestation du mollah Omar et de ben Laden, pacification de l'Afghanistan, procès publics des terroristes, etc. Huit mois qui ont permis à l'administration Bush, drapée dans une conception simpliste et cynique de ses devoirs, de détenir des centaines de personnes dans des limbes juridiques et de substituer la méfiance à la présomption d'innocence. Huit mois au cours desquels bon nombre de pays, le Canada comme les autres, ont emboîté le pas de façon servile à une philosophie fondée sur la force, le fait accompli, la fausse représentation, l'exploitation éhontée de la peur.

Le comportement du solliciteur général se situe dans cette trajectoire; il n'en est que plus blâmable.

RÉFÉRENCES :

Lettre du commissaire à la vie privée au ministre des Transports (7 mai 2002)
Lettre du commissaire à la vie priée au ministre des Transports (15 mai 2002)
Lettre du solliciteur général au commissaire à la vie privée (16 mai 2002)
Lettre du commissaire à la vie privée du Canada au solliciteur général du Canada (17 mai 2002)
Projet de loi C-55

Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE
© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie