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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 mai 2002

Enterrer l'ONU en même temps que Jénine?

L'axe formé par les États-Unis et Israël menace de priver l'ONU de toute crédibilité. L'organisation internationale a beau multiplier les réunions de son conseil de sécurité et se pourfendre de résolutions défendables, elle n'entame pourtant pas l'entêtement américano-israélien. La volte-face de l'ONU à propos de Jénine confirme que dans un bras de fer entre Kofi Annan et Ariel Sharon, le guerrier l'emporte sans effort sur le temporisateur. S'il n'est même pas possible à l'ONU de mener une enquête crédible sur Jénine, mieux vaut pour elle confesser tout haut qu'elle n'a pas les moyens de ses ambitions. Le discrédit d'un tel aveu retombera sur les pays qui, comme le nôtre, pousse la servilité jusqu'à approuver d'avance ce qui pourrait leur être demandé par Israël et Washington. Il retombera plus encore sur Sharon et Bush. Ils auront joué, quant à eux, un rôle comparable à celui de l'Allemagne et de l'Italie dans la liquidation de la défunte Société des nations.

L'armée israélienne a-t-elle perpétré un massacre à Jénine? Il est impossible de l'affirmer ou de le nier. En revanche, il est, au vrai et fort sens du terme, déshumanisant d'avoir à vivre sous la chape de plomb de l'ignorance. Savoir fait partie de la dignité humaine et la lumière que réclame le mystère de Jénine importe plus que toutes les légitimes curiosités scientifiques. Consacrer des milliards à l'inventaire du génome humain n'est que gaspillage et fébrilité puérile si l'espèce humaine ferme les yeux et se bouche les oreilles quand on lui montre du doigt un lieu où des humains ont été victimes de l'inhumanité. Savoir et dire, tel est le seul cheminement qui soit si l'on veut que la bête humaine cesse de répéter ses méfaits de génération en génération. L'ONU, qui incarne une vision de la dignité humaine, subit donc la pire humiliation et glisse dans l'insignifiance si elle ne peut même pas donner à la communauté internationale une description crédible de ce qui s'est passé.

Même si l'on ne sait pas tout des événements de Jénine, des organismes comme Human Rights Watch en ont assez découvert et établi pour qu'on puisse, à défaut de crier déjà au massacre, affirmer la perpétration de crimes répugnants. Il ne s'agit pas de gestes isolés qui s'expliqueraient par l'excès de zèle d'un individu survolté, mais de comportements répétitifs, coordonnés, correspondant à des politiques aussi malsaines que systémiques. Le bilan dressé par Reporters sans frontière va d'ailleurs dans le même sens : ce qu'on avait en tête à propos de Jénine exigeait le silence et le noir. C'est par dizaines qu'on dénombre les incidents où les journalistes sont entravés dans leur travail, initimidés, agressés. Pour que la presse soit ainsi traitée, il faut que la volonté de tout dissimuler ait été explicite, dûment transmise aux soldats, convertie en garantie d'immunité. Les témoignages d'autres ONG ne feraient qu'affermir la conviction que le secret délibéré devait couvrir le crime délibéré. La seule incertitude qui subsiste concerne l'ampleur du crime. La volte-face imposée à l'ONU interdit d'affirmer la perpétration d'un massacre; elle autorise à croire que les crimes furent tels que leurs auteurs ont tenu et tiennent à les dissimuler.

Ceux qui savent ce que fut Jénine et qui veillent à dissimuler les faits portent évidemment une responsabilité particulière. Le cynisme avec lequel ils défendent l'indéfendable leur vaudra, qu'ils s'y attendent, la même réprobation que si l'enquête de l'ONU avait précisé les contours du crime. Israël agit comme le fit le despote allemand enjambant les frontières des pays voisins, mais persuadant Chamberlain et Daladier de ses intentions pacifiques. Ariel Sharon a d'abord accepté de collaborer avec l'enquête envisagée par l'ONU. Il achetait du temps. Il a ensuite gonflé ses exigences jusqu'à la parodie. Il fallait que les enquêteurs soient accompagnés par des représentants israéliens, comme si cela devait favoriser la sérénité des témoignages. Il fallait intégrer dans l'enquête des hommes suffisamment convaincus des vertus de la violence, depuis les assassinats ciblés jusqu'aux interrogatoires musclés, pour trouver normaux et nécessaires les tirs de missiles sur des populations civiles et la démolition de résidences encore habitées. Il fallait, avant que soient établis les crimes, soustraire d'avance leurs auteurs aux recours judiciaires d'une humanité en train de les inventer. Ne pas souscrire à ces exigences outrancières, tardives, ostensiblement dilatoires, c'était, bien sûr, démontrer de l'antisémitisme. Ou Ariel Sharon croyait sincèrement à son bon droit, ce qui relèverait de la pathologie, ou il méprisait suffisamment ses interlocuteurs du monde entier pour les faire tourner en bourriques. Pareil comportement renforce légitimement une conviction : ceux qui savent la vérité sur Jénine la savent assez répugnante pour en blinder le secret.

La responsabilité d'Israël et de son allié américain dans la dissimulation d'une vérité pourtant essentielle à notre mémoire collective n'annule pas celle des pays, le nôtre compris, qui n'exprime leur indignation qu'avec les fioritures d'une frileuse diplomatie. Il faut, de la part de l'Europe par exemple, une lâcheté confinant au masochisme pour tolérer que l'aide apportée aux Palestiniens sous forme d'équipement informatique et de matériel scolaire soit détruite, piétinée, effacée dans un autodafé digne de l'Inquisition. En laissant Israël s'en prendre inutilement aux espoirs palestiniens de jours meilleurs et de générations plus instruites, l'Europe ajoute son silence aux impuissances de l'ONU. Elle aussi affaiblit l'ONU et consent à ce qu'elle soit enterrée, elle aussi, sous les décombres de Jénine.

Après avoir tué son frère Abel, Caïn s'enfuit pour échapper au regard divin. Longuement, jusqu'à l'épuisement et jusqu'à la mort. Vainement. Car, dit Hugo, « l'oeil était dans la tombe et regardait Caïn ». Vingt ans après sa contribution aux massacres de Sabra et de Chatila, Ariel Sharon, imperturbable, ajoute le secret de Jénine à sa panoplie personnelle et ne semble pas s'en porter plus mal.

RÉFÉRENCES :

Lettre du Secrétaire général au président du Conseil de sécurité, 1er mai 2002.
Jenin War Crimes Investigation Needed, Human Rights Watch, 3 mai 2002.
Security Council Must Stick To Its Commitment To Establish the Truth, Amnesty International, 2 mai 2002.
Le pillage informatique de la Cisjordanie, Jean-Pierre Cloutier, Les Chroniques de Cybérie, 30 avril 2002.
La parole et le temps au service de la guerre, Dixit Laurent Laplante, 29 avril 2002.
Quelque chose empeste, Uri Avnery, Gush Shalom, 20 avril 2002.
First the Carrot, Then The Stick: Behing the Carnage in Palestine, Norman G. Finkelstein, 14 avril 2002.

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