Dixit Laurent Laplante, édition du 2 mai 2002

Un lock-out exorbitant
par Laurent Laplante

Répliquer à une grève de vingt-quatre heures par un lock-out d'une durée illimitée va si puissamment à l'encontre du sens de la mesure qu'elle range d'emblée Radio-Canada parmi les patrons vindicatifs et fiers de l'être. À cette incompréhension de saines relations de travail s'ajoutent une sidérante méconnaissance du rôle de l'entreprise et un mépris choquant du droit du public à l'information. Ces carences sont telles que l'opinion publique est enfermée dans une alternative déprimante : elle doit ou revendiquer ses droits devant une direction qui a adopté dans ce conflit des attitudes peu compatibles avec les exigences démocratiques, ou exercer des pressions sur un pouvoir politique qu'on souhaiterait maintenir à distance de la société d'État. Bien qu'imparfaite, la meilleure solution sera de rappeler aux parlementaires de tous les paliers de gouvernement qu'ils ont mandat d'interroger et d'exiger de Radio-Canada des comptes en notre nom.

Écartons d'emblée le sophisme qui consisterait à banaliser le silence de Radio-Canada. Ce n'est pas vrai que le secteur privé de la presse électronique offre au public désireux de s'informer d'innombrables sources d'éclairage compensatoire. Il est, en effet, de triste et commune renommée que, sous l'oeil égaré du CRTC, les stations privées ne servent qu'une information rachitique et soupçonnent à peine la nécessité d'émissions d'affaires publiques. Ce n'est pas vrai non plus que les squelettiques et erratiques bulletins d'information que nous concoctent présentement les cadres de la société d'État ressemblent à ce dont on profite normalement. Qui n'a pas accès à Radio-Canada et à Radio-Canada version authentique demeure sous-informé. Cela est particulièrement vérifiable dans l'immense champ de l'information internationale. Il est vrai que Radio-Canada a presque attendu le 11 septembre pour prendre pleinement conscience de ses devoirs, mais elle avait quand même, avant ces événements, dix longueurs d'avance sur le reste des médias, et elle avait depuis lors accentué cette supériorité. Son silence n'en est que plus regrettable. Le secteur privé, quant à lui, ne regarde hors de son patelin que si Jacques Villeneuve fait mieux qu'une dixième place ou que si René Angelil est traîné à tort ou à raison devant un tribunal étranger. En l'absence de Radio-Canada, l'information internationale offerte par la presse électronique ressemble à une zone sinistrée, les affaires publiques à un désert. Les médias écrits ne compensent qu'en partie; disons à leur décharge qu'ils ne peuvent compter sur les centaines de millions que Radio-Canada reçoit des fonds publics.

Le silence de Radio-Canada a-t-il donc des conséquences dramatiques? Évidemment. Il s'agit tout bêtement de la différence entre la lucidité civique et le statut de consommateur légumineux. Quand Radio-Canada subit le bâillon, le Proche-Orient tombe dans le nirvana et l'opinion canadienne ne sait plus rien des complaisances canadiennes à l'égard d'Ariel Sharon. Sans la vigilance de Radio-Canada, le gouvernement Chrétien peut faire semblant de remanier ses lois antiterroristes tout en conservant leurs outrances. Et c'est tout juste si, en raison d'un lock-out aberrant, nous parviendront les ondes de choc du séisme politique qui a frappé la France. Est-ce dramatique? Évidemment. Faire taire les micros de Radio-Canada, c'est soumettre le Québec et Moncton à une grande noirceur qui aurait ravi un certain Duplessis.

Un aspect auquel j'ai déjà fait allusion persiste et me turlupine toujours autant : l'extrême opacité des négociations. Dans la « lettre d'information des radios francophones publiques » (no 257), on écrit ceci le plus cyniquement du monde : « Des engagements de silence médiatique, pour favoriser le processus de négociation, empêchent de discuter ici du contenu de cette négociation. » Comme si une société d'État et tel de ses syndicats avaient le droit de cacher aux actionnaires que nous sommes les enjeux de la négociation. Comme si la partie patronale n'était pas à l'origine de ce mutisme indécent et n'avait pas interrompu la négociation sous prétexte que le syndicat avait rompu « les engagements de silence médiatique ». En un mot comme en cent, Radio-Canada existe parce que ce pays a reconnu un jour la nécessité d'établir dans la jungle médiatique un lieu où le droit du public à l'information l'emporterait en permanence sur le racolage commercial et où le développement d'une citoyenneté éclairée primerait constamment sur les regrettables propensions au secret des prédateurs industriels et financiers. En exigeant le huis clos sur ses négociations, Radio-Canada trahit sa mission et transforme en moyen l'information qui devrait demeurer en tout temps sa valeur suprême.

Faut-il, comme d'autres l'ont fait, parler d'« asphyxie culturelle » du Québec? Je le crains. Même si je déteste cordialement les procès d'intentions, comment ne pas voir, en effet, que le silence de Radio-Canada versant francophone ne provoque aucun sursaut dans le Canada anglais, que la Chambre des communes s'inquiéterait plus vite d'une absence des débardeurs que d'un silence journalistique, que ce pays fonctionne sans état d'âme tant que la société anglophone et pas l'autre est irriguée par l'information, que nulle voix ne s'élève à l'intérieur du cabinet Chrétien pour rappeler que l'information, dans le « plusse meilleur pays du monde », fait partie des services essentiels? Je ne suis d'ailleurs pas fier des performances du Bloc québécois sur ce terrain. Certes, il est bon de dénoncer les lois antiterroristes qui immolent les droits de tous sur l'autel de l'hystérie, mais à quoi bon bonifier un texte de loi si le seul média électronique à s'intéresser à ces valeurs ne relaie pas au public le débat qui en traite?

Je ne porte pas jugement sur les mérites respectifs des deux parties, pour le simple motif que j'en sais trop peu sur les enjeux du litige. Je sais, en revanche, qu'un service essentiel fait présentement défaut et que nous sommes, pour cette raison et plus gravement que jamais, en déficit civique. Et je sais qu'un lock-out en forme de campagne de Russie affaiblit la démocratie plus encore qu'elle ne sape le moral du syndicat chassé en touche. Une direction digne de ce nom se serait déjà demandé si l'écrasement d'un syndicat justifie la stérilisation civique d'une société et aurait répondu par la négative.

D'urgence, la levée du silence médiatique, de manière à ce que la démocratie canadienne et, plus précisément, celle du Québec retrouvent l'indispensable oxygène. Puis, le retour à une négociation débarrassée des recours exorbitants et illimités.

P.S. Je n'ai pas insisté, car je m'en suis déjà expliqué, sur le fait que je suis occasionnellement à l'antenne de Radio-Canada et qu'on pourrait me considérer comme partie prenante dans ce conflit. Qu'on sache cependant que j'éprouve la plus vive sympathie pour ceux et celles qui ne recevaient déjà qu'une pitance pour leur travail sporadique et que le lock-out prive de tout revenu. Au moins, moi, j'ai mon « chèque de vieux ».

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020502.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2002 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.