Dixit Laurent Laplante, édition du 29 avril 2002

La parole et le temps au service de la guerre
par Laurent Laplante

Le soin que consacre le gouvernement d'Ariel Sharon à toujours gagner du temps témoigne, entre autres choses, d'une parfaite compréhension de l'information moderne. Quand l'information est conçue et consommée comme un spectacle, elle devient aussi périssable que la célébrité d'une autre Spice Girl. Pour vider la révélation embarrassante de sa nocivité, il suffit de nier. « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose », selon le propos attribué à Voltaire. Puis, il convient de gagner du temps. Pour esquiver le rendez-vous déplaisant, les requêtes pour complément de preuve permettent de ne pas tout faire en disant peut-être. Frivole comme l'est l'opinion publique, mensonge et atermoiements camoufleront à merveille les excès les plus honteux. Cet art, dont Ariel Sharon use et abuse, révèle cependant plus qu'une habileté technique : l'intégration de l'information à la panoplie guerrière. Cela dégrade l'information et nie à la fois le respect de l'autre et de toute démocratie. Il est urgent de ne plus croire Sharon : avec lui, les promesses sont des armes, les sursis des traquenards.

- Il fut un temps où Sharon exigeait sept jours sans attentat comme préalable à la reprise des négociations avec les Palestiniens. Plusieurs jours ont passé sans que soit versé le sang israélien, mais l'engagement ne tenait plus. On préférait attendre, escomptant que, tôt ou tard, le geste meurtrier d'un Palestinien fournirait prétexte à de nouvelles incursions et à une remise en question de l'enquête internationale. C'est fait.

- Il n'était pas question de laisser Arafat se rendre à la messe de minuit, mais il est normal, semble-t-il, qu'Ariel Sharon et son cabinet soient exemptés de négociations au cours du sabbat.

- Il fut un temps où Israël promettait de laisser Arafat recouvrer sa liberté de mouvement dès l'instant où les assassins présumés du ministre israélien du Tourisme seraient arrêtés et traduits en justice. Les arrestations ont eu lieu, des peines ont été prononcées, mais Israël assigne toujours Arafat à résidence. Du jour au lendemain, la condition formulée change de nature : c'est à la justice israélienne qu'il aurait fallu livrer les accusés. Ce n'était pas dit au moment de l'engagement et cela aurait d'ailleurs été exorbitant; l'addition survient à temps pour que l'engagement soit rompu.

- Sharon a promis, au moment où le Secrétaire d'État américain, Colin Powell, effectuait sa tournée touristique, de retirer « le plus tôt possible » du territoire palestinien ses chars, ses béliers mécaniques et ses troupes. On parlait, selon les cas, d'une semaine ici et d'une dizaine de jours ailleurs. Ce n'est pas encore chose faite, même si les limites de temps fixées par Israël de façon unilatérale sont largement dépassées. Même dans les endroits où l'on parle de repli, c'est d'un redéploiement qu'il s'agit.

- L'implantation de nouvelles colonies israéliennes en territoire palestinien se poursuit et s'accélère, même si l'on a affirmé que seules les colonies existantes prendraient de l'expansion selon la croissance démographique.

- Après avoir accepté qu'une mission d'enquête internationale se rende à Jénine et promis sa collaboration, Sharon est revenu sur sa promesse. Il fallait des précisions supplémentaires. Il fallait accuser de partialité, voire d'antisémitisme, tel personnage pressenti pour diriger l'enquête. Il fallait réclamer l'insertion de spécialistes militaires dans l'équipe d'enquêteurs. Il fallait exiger l'immunité pour les Israéliens appelés à témoigner à l'occasion de l'enquête. Il fallait demander que les enquêteurs soient constamment accompagnés de représentants israéliens. Il fallait que les enquêteurs se bornent à accumuler les faits et s'abstiennent de conclure. Il fallait que le rapport des enquêteurs soit d'abord remis confidentiellement à Israël. L'enquête censément acceptée devenait une coquille vide, un document inutilisable sur la place publique au même titre que l'enquête israélienne conduite sur le rôle d'Ariel Sharon il y a vingt ans à Sabra et à Chatila et ensuite édulcorée jusqu'à l'insignifiance. Tout le monde aura compris qu'Israël recourt à tout l'arsenal des mesures dilatoires et chacun demeure libre d'imaginer les motifs de ces incessantes esquives.

- Le gouvernement israélien, tout en se vantant de constituer le seul gouvernement démocratique de la région, nie aux Palestiniens le droit d'être représentés par celui qu'ils ont choisi, Yasser Arafat.

- Tout en vantant sa démocratie, Israël empêche ses propres citoyens d'avoir accès aux informations et aux images (horribles) qui leur permettraient de porter un jugement éclairé et démocratique sur le comportement de ses soldats. On interdit la circulation des journalistes en disant vouloir les protéger, mais les seuls tirs qu'aient essuyés les journalistes et les ambulanciers jusqu'à maintenant proviennent des Israéliens.

- Israël invoque la légitime défense, mais va à l'encontre des conventions internationales qui tentent de civiliser quelque peu toutes les guerres, y compris les plus légitimes.

Pourquoi allonger la liste des exemples? Le gouvernement Sharon, jour après jour et sur tous les fronts, pratique l'amnésie sélective. Convaincu de la fugacité de l'information, cyniquement assuré que l'horreur s'émousse dans le souvenir dès qu'un drame inédit accapare les manchettes, passé maître dans l'art du camouflage et du sophisme, le gouvernement Sharon sait faire le gros dos sous la critique et attendre que reflue la nausée. Les roueries lui sont d'autant plus facile que l'information est massivement asservie par les lobbyistes à l'emploi d'Israël ou par l'allié américain et que le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, se plie à presque tous les caprices d'Israël. Le béton a le temps de durcir sur les cadavres de Jénine.

Le défi devient, pour les consciences, de maintenir le cap et de ne pas s'habituer à l'intolérable, même s'il date de quelques jours. Il fut un temps où Daladier et Chamberlain rassuraient la France et l'Angleterre et décrivaient Hitler comme un homme de paix. On connaît la suite.

Je le répète pour la centième fois : je parle d'Ariel Sharon et d'Israël, non du peuple juif.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020429.html

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