Dixit Laurent Laplante, édition du 8 avril 2002

Les violences systémiques
par Laurent Laplante

Nous en sommes tous là, chefs d'État et commentateurs : nous n'osons adresser des reproches à Israël qu'après avoir dûment blâmé les attentats-suicides des Palestiniens. Comme si l'équité exigeait que l'on homogénéise toutes les violences. Comme si l'astuce qui consiste à renvoyer les parties dos à dos avec d'égales remontrances allait ensuite justifier nos haussements d'épaule et nos paresseux verdicts de match nul. Les violences qui s'affrontent, pour réelles qu'elles soient, ne méritent pourtant pas le même traitement.

Les commentaires de l'activiste José Bové, rédigés à la suite d'une visite au quartier général de Yasser Arafat, mettent en lumière cet aspect de la situation.

« À ce moment-là, écrit Bové, un truc me frappe : c'est une guerre de matériel complètement disproportionnée, une guerre entre deux mondes avec d'un côté des armements massifs, hypersophistiqués, des tonnes de blindage et, de l'autre, des moyens dérisoires. C'est un affrontement du faible au fort, qui oppose une société civile et politique se battant pour son État à une armée surpuissante qui bénéficie du soutien des États-Unis. Lors de mon premier séjour, en juin, c'était une occupation. Maintenant, c'est une guerre totale. » Le mot qu'emploie Bové, celui de disproportion, concorde avec les expressions déjà courantes : force excessive, manque de retenue, réplique démesurée... Autant d'évidences qu'on escamote pourtant lorsqu'on apparie les deux camps, qu'on gomme leurs différences et qu'on leur distribue les mêmes appels.

Dans l'effort pour créer de toutes pièces des blâmes équilibrés et lénifiants, bon nombre d'analystes, y compris ceux de Human Rights Watch, jettent dans le plateau palestinien de la balance les morts de civils. Ces morts, de fait, ne sont que trop réelles. Reste à savoir - et à dire - si les attentats palestiniens, malgré leur horreur, suffisent à légitimer la violence israélienne et à conduire l'opinion publique à un pat. Je ne le crois pas.

Théoriquement, c'est-à-dire dans l'espace éternel des principes abstraits, une guerre ne doit opposer que des soldats aux soldats et ne jamais verser le sang des populations civiles. Soit. Le principe, cependant, ne résiste que si les armées et les militaires en présence défendent leur cause avec des moyens raisonnablement comparables. Quand les panzers allemands régnaient sans conteste sur une France vaincue, seul le maquis pouvait prendre la relève et nul ne contestait la légitimité du sabotage perpétré contre les forces d'occupation. Bien sûr, le maquis, voué à la résistance et à la libération du sol français, veillait à épargner la population locale et à ne transformer en cibles que les soldats allemands. Il n'en demeure pas moins, situation particulièrement cruelle, que les attentats imputables aux maquisards conduisirent la Gestapo à s'emparer d'otages civils, à les transformer en boucliers humains et à les fusiller en guise de représailles. Le sang d'innocents civils français retombait sur les mains des maquisards. La disproportion des ressources militaires mettait en branle une résistance dont les retombées ébranlaient les consciences des maquisards eux-mêmes. Il fallait pourtant continuer. De même que les bombardements des Alliés se poursuivirent sur la France, au risque de causer des pertes dans la population civile.

Dans le cas des Palestiniens, on voit mal comment ils pourraient, torse nu, faire face aux blindés et aux béliers mécaniques qui accompagnent l'implacable découpage de leur sol et délogent la population locale au bénéfice de colons israéliens. Dilemme : ou la résignation ou l'attentat partout où il est possible. Certains Palestiniens ont choisi la voie de la résistance, même si leurs attentats accentuent la psychose israélienne et font le jeu d'Ariel Sharon.

L'offensive israélienne, quant à elle, ne se satisfait pas d'écrasements militaires. Elle poursuit, de toute évidence, d'autres objectifs. Exiger de Yasser Arafat la fin des attentats alors même qu'on lui supprime le téléphone, ce serait ridicule si ce n'était pas machiavélique. Le premier ministre français, M. Lionel Jospin, le reconnaît sans ambages : « À l'évidence, les attentats sont perpétrés par d'autres forces. » Pourquoi, dès lors, cet acharnement contre Arafat? Tout simplement pour le discréditer. Lui disparu de la scène, par voie d'exil ou par isolement, les Palestiniens perdent un autre symbole de leur identité et de leur résistance. Comme ils en ont perdu tant d'autres. Systémique, l'offensive israélienne s'en prend aux valeurs, droits fondamentaux compris, autant qu'aux résidences. « Une autre chaîne (de télévision), el Watan (la patrie, en arabe), est désormais aux mains de l'armée israélienne : elle a diffusé samedi des films pornographiques... » S'il s'agissait là d'un geste destiné à contrer le terrorisme, que Sharon explique le lien. Ou bien l'armée israélienne n'est qu'une soldatesque indisciplinée, ce que personne ne croira, ou bien les soldats font, jusqu'au vandalisme répugnant, ce qui leur est ordonné. C'est d'un système qu'il s'agit, d'un système dont le versant militaire n'est qu'une composante.

Ce système englobant auquel recourt Israël inquiète d'autant plus qu'il rend caduc le système utopique dont rêve l'humanité depuis qu'elle s'est dotée d'une Déclaration des droits. Il nous ramène à la jungle où « la force prime le droit ». Tout comme les États-Unis le font sous la gouverne de Bush, Ashcroft et Rumsfeld, Israël triture sa législation pour la soustraire aux conventions internationales. Les combattants ne sont plus des combattants susceptibles d'invoquer la Convention de Genève. Une femme sur le point d'accoucher peut être traitée comme une terroriste. L'ambulance ne mérite plus l'immunité. L'armée et les corps policiers s'arrogent le droit de détenir indéfiniment des gens qu'on n'accuse de rien. On pourra même, dit déjà Rumsfeld et dira tout à l'heure Sharon, garder en détention des personnes déclarées innocentes par les tribunaux. On empêche les médias de faire leur travail. Dans les cas d'exactions indéniables, on promet une enquête qui, au mieux, sera effectuée par l'armée et dont les résultats, de toutes manières, ne seront jamais rendus publiques. (Aujourd'hui encore, vingt ans après les massacres de Sabra et de Chatila, on ne connaît pas la teneur complète de l'enquête menée sur la responsabilité d'Ariel Sharon.) Dans ce pays qui se targue de démocratie, l'information circule si péniblement que les Israéliens ne savent à peu près rien des exactions de leurs soldats. Quant à la presse étrangère, tout est mis en oeuvre pour l'empêcher de voir et de relater. Et, pour donner à coup sûr ses résultats pervers, le système refuse ce que maints autres pays ont pourtant accepté : le regard d'observateurs étrangers et la présence d'une force d'interposition neutre.

D'un côté, un système opaque, militarisé jusqu'à la moëlle, sans contrepoids, dispensé de toute évaluation crédible et neutre, déterminé à humilier l'adversaire et à liquider tous ses symboles. De l'autre, un peuple affolé qui puise les pires conseils dans son désespoir. Violences comparables?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020408.html

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