Dixit Laurent Laplante, édition du 25 mars 2002

Des calculs débilitants
par Laurent Laplante

Ils sont nombreux, des deux côtés de la frontière canado-américaine, ceux qui hésitent à contester le conservatisme ambiant et qui préfèrent taire les convictions présentement moins à la mode. On calcule beaucoup, on accorde à la stratégie préséance sur le discours jugé trop fougueux, on mise sur la prudence plus que sur une offre politique et sociale conforme aux vrais besoins de ce temps. Les démocrates américains veillent à ne pas paraître déloyaux et laissent la voie libre aux républicains et à leurs excès. Les néo-démocrates canadiens ergotent sur les façons d'amener à leur bercail la clientêle des PME et en oublient de se démarquer de l'affaissement étatique. Le Québec entier se perd en subtiles distinctions entre la droite péquiste, la droite libérale et la droite de Mario Dumont. Tout cela favorise, va sans dire, le déferlement d'une mondialisation sans entrailles ni lucidité.

Les États-Unis n'en finissent plus, d'une semaine à l'autre, d'exprimer leur immense satisfaction à l'égard de l'administration Bush. Au moment où l'économie tarde encore à reprendre du tonus, la population et le monde des affaires se déclarent déjà presque comblés. Le Pentagone joue les apprentis-sorciers et présente comme de simples exercices de style la prolifération d'armes nucléaires à portée présumément limitée. L'axe du mal, née d'un cauchemar présidentiel, englobe, selon les jours, trois pays étrangers ou sept, peut-être davantage la semaine prochaine. Le vice-président Cheney multiplie les pressions sur les capitales arabes censément pour qu'elles avalisent une nouvelle offensive contre Saddam Hussein, mais il ne se donne même pas le mal de prouver publiquement que l'Irak a été à l'oeuvre dans les événements de septembre. Cheney n'a pas non plus la politesse, alors qu'il est sur place, de rencontrer Yasser Arafat. Des centaines de prisonniers de guerre croupissent à Guantanamo sans qu'on puisse les accuser de quoi que ce soit... Tout cela, qui caractérise peut-être à merveille la philosophie républicaine, ne lance pourtant que d'infimes vaguelettes sur les eaux démocrates. À croire que la clientèle gagnée aux droits fondamentaux et à une conception avancée de l'équité a fondu depuis un an. À croire que les démocrates américains, qui étaient plus nombreux que les électeurs républicains à l'élection présidentielle, ne suffisent plus à remplir une cabine téléphonique.

Le Nouveau Parti Démocratique canadien (NPD), de son côté, cherche sur le flanc droit de l'échiquier politique une clientèle qu'il devrait retrouver ou faire naître à gauche ou au centre gauche. On craint tellement d'être taxés de mollesse qu'on laisse la descendance spirituelle du Reform Party saccager la législation canadienne en matière de protection des jeunes contrevenants et de présomption d'innocence. L'hystérie sécuritaire fait partie des nouvelles moeurs auxquelles le NPD n'ose pas s'attaquer avec une virulence minimale. On est décidément bien loin des dénonciations dévastatrices des corporate welfare bums qui en ont profité pour se multiplier. Ils en sont même arrivés à rendre invisible une étude sur la visibilité, ce qui n'est pas rien! Non seulement le NPD ne s'oppose pas aux dérapages partout où ils se produisent, mais il ne mène qu'une attaque presque distraite contre ceux qu'il ose déplorer. Comme si le pays acceptait d'emblée le protectionnisme américain, comme si la mondialisation n'avait au Canada que des adorateurs inconditionnels, comme si la société s'était habituée à la fracture qui la traverse.

Pendant ce temps, tous les partis politiques du Québec insistent pour camper côte à côte sur la rive droite et pour faire assaut de déférence à l'égard du grand capital. On met en chantier l'enquête d'Yves Séguin sur le déséquilibre fiscal en la sachant d'avance inutile et même puérile. On nomme un triumvirat pour gérer le monde de la santé et des services sociaux, mais on s'englue dans de fumeux contrats de performance et on oublie de rappeler au ministre David Levine que des liens étroits existent en démocratie entre le droit de décider et la présence du décideur à l'assemblée législative. L'oeil sur les sondages, on légifère autour du démarchage, comme si l'on voulait établir de quelle heure à quelle heure le renard a le droit de visiter le poulailler. On ne trouve pas non plus le courage de rappeler qu'une carte électorale civilisée n'accorde pas à une région ou à une quelconque collectivité un vote plus lourd que celui des autres citoyens. Pas plus qu'on ne considère comme une priorité la modification du mode de scrutin. Tout cela laisserait entendre qu'on adhère à des valeurs... Comme si on ne savait pas qu'à substituer des stratèges aux croyants on délaisse le politique pour s'adonner à la mise en marché.

Mal répandu que celui-là et dont l'Amérique du Nord n'a certes pas le monopole. En Israël, les travaillistes calculent et supputent eux aussi, comme si les principes n'avaient à se faire entendre que dans les rares heures où ils coïncident avec les penchants populaires. En France, les deux principaux candidats à la présidence ne regrettent leurs propos mesquins et leurs compromissions passées que s'ils en constatent le coût électoral.

Ne restreignons d'ailleurs pas la critique au seul monde des professionnels de la politique. Nous sommes nombreux, nous aussi, dans les médias ou à leur périphérie, à préférer le confort des serviles courroies de transmission aux risques du recul critique et du doute. Si l'armée dresse à notre intention un bilan euphorique de l'opération lancée contre l'Afghanistan, nous en oublions de demander où sont ben Laden et Omar, anciennes raisons d'être de l'offensive. Quand les soldats canadiens s'intègrent à l'opération Anaconda, nous répétons qu'ils ont glorieusement fouillé les grottes d'Al-Qaïda, sans savoir si les fantômes qui se sont volatilisés une fois de plus étaient ceux d'un clan afghan sans lien avec le régime taliban, ceux de talibans particulièrement entêtés ou, hypothèse encore plus floue, ceux d'une cellule d'Al-Qaïda. Étonnant quand même que les indécents interrogatoires des détenus de Guantanamo ne permettent pas de départager Afghans, talibans, mercenaires et cadres d'Al-Qaïda, mais que nos soldats et nos médias sachent les différencier de loin en moins de temps qu'il n'en faut pour tirer sur des ombres.

« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? » Mais, Anne, pourquoi ne regardes-tu jamais à gauche?

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020325.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2002 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.