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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 mars 2002

« Personne n'a le droit de nous blâmer »

La phrase, réfléchie ou échappée, mais tant de fois entendue, exprime bien la certitude qui a fait la force du peuple juif, mais qui empêche l'État d'Israël de prendre conscience de sa démesure. Le doute aurait été fatal au peuple juif si, au fil de l'histoire, il avait miné sa détermination à survivre et à traverser pogroms, conversions forcées et nomadisme sans fin. Malheureusement, l'allergie au doute provoque aujourd'hui des effets pervers : elle incline l'État né du sionisme et imposé au monde arabe par une Europe coupable de l'holocauste à s'absoudre des pires comportements et à figer sa conscience dans l'entêtement. C'est pourtant d'un doute sain et courageux que peuvent surgir les révisions déchirantes et c'est de ces ébranlements fondamentaux que naîtra la paix. Pas des armes.

La tentation est forte, en ces temps qui confondent l'information et le spectacle et qui accroissent démesurément la responsabilité des grands noms, de rendre Ariel Sharon coupable de tous les excès israéliens. À l'intérieur d'Israël comme dans la diaspora, il s'en trouve d'ailleurs beaucoup pour blâmer Yasser Arafat de tous les abus palestiniens. La méthode, simpliste et injuste dans les deux cas, alimente la manichéisme, le fanatisme, l'entêtement. Certes, Sharon a cent fois prouvé, par ses déclarations autant que par ses décisions, que la force demeure son argument préféré et instinctif. Cela ne démontre pourtant pas que l'enfer a attendu Sharon pour embraser le Proche-Orient. Les propensions de Sharon au despotisme et au sadisme gratuit ne prouvent pas non plus que tout tournerait à un bleu apaisant si le gouvernement israélien actuel perdait le pouvoir. Bien avant que Sharon ne sévisse, Israël pensait et répétait tout bas ce que certains disent aujourd'hui à haute voix : « Personne n'a le droit de nous blâmer. » Au moins une partie du problème découle de cette certitude abrupte; une part au moins de la solution requiert sa remise en question.

Il est faux, en effet, de prétendre que nul n'a le droit de critiquer Israël. Au stade atteint aujourd'hui par l'humanité, des valeurs méritent le respect de tous les peuples et de tous les États et quiconque les bafoue doit encaisser le blâme comme une saine réplique à ses débordements. Cette règle lie Israël comme n'importe quel autre État, peut-être même avec plus de justification que dans d'autres situations puisqu'Israël se glorifie de constituer une enclave démocratique dans un sous-continent qui apprécie peu ce mode de gouvernement. Signataire des chartes internationales, suffisamment épris des rituels démocratiques pour voter selon un mode de scrutin scrupuleusement proportionnel, l'État d'Israël ne peut que tirer la conclusion logique de son adhésion à des valeurs universelles : il doit reconnaître à la communauté internationale le droit de dénoncer ce qui contrevient aux principes universellement reconnus, y compris les outrances israéliennes. Israël fait fausse route en se soustrayant aux plus claires dispositions des chartes internationales et en refusant d'aligner ses comportements sur ses engagements.

Ce n'est pas pourtant sous le règne belliqueux d'Ariel Sharon qu'est née et s'est blindée la revendication israélienne à un régime d'exception. On remonte trente ans et plus dans le passé d'Israël sans rencontrer l'adéquation souhaitable entre sa politique nationale et le jugement mesuré de la communauté internationale. Chaque fois qu'une résolution de l'ONU a blâmé Israël, que ce soit pour l'occupation de territoires situés hors de ses frontières, pour l'arbitraire de ses détentions ou pour des incursions militaires aux dépens de pays voisins, Israël a affirmé son droit de ne tenir compte de personne. Le « Personne n'a le droit de nous blâmer », on l'a modulé sur tous les tons. Si l'on passe de l'ONU à Amnesty International ou à Human Rights Watch, le décalage ne fait que croître : Israël n'accepte pas plus les évaluations d'ordre moral que les résolutions les plus officielles. Israël n'admet pas la critique, mais critique le ministre canadien Graham qui ose inviter à la modération. Le Congrès juif canadien scrute de près le moindre propos dans lequel il croit pouvoir déceler une coloration haineuse, mais il n'a rien à dire au sujet des propos ouvertement racistes proférés presque quotidiennement dans l'enceinte de la Knesset. Il exerce ainsi, selon la vulgate de la maison-mère, le droit de critiquer sans jamais subir la contrepartie. Par-delà Ariel Sharon, ce qui doit étonner et inquiéter, c'est le constant refus d'Israël et de sa diaspora d'accepter que son statut soit celui d'une nation parmi les autres et donc soumise, elle aussi, au regard d'autrui.

Bien sûr, Israël se justifie en faisant appel au principe de la légitime défense. Avec quelque raison d'ailleurs. Inséré dans un univers qui lui était et lui demeure hostile, l'État d'Israël n'a survécu qu'en puisant dans la mobilisation de toutes ses énergies de quoi survivre, résister, se développer. À lui seul, l'exigeant service militaire obligatoire et répétitif menace la qualité de la vie israélienne et développe chez de nombreux citoyens une mentalité d'assiégés. Il est nécessaire, mais il pèse lourdement sur les mentalités encore plus que sur les budgets. Quand la classe politique au complet porte l'uniforme périodiquement et que plusieurs des leaders sont des militaires de carrière galonnés à outrance, quelque chose se glace dans l'analyse qu'un pays peut faire de son environnement. Tout cela doit être pris en compte.

Cela ne conduit pourtant pas à toujours accepter l'excuse de la légitime défense. Ce n'est pas la légitime défense qui empêche Ariel Sharon de s'asseoir en face de Yasser Arafat. Interdire à Arafat d'assister à la messe de minuit ne relève pas non plus de la légitime défense. Ne mener aucune enquête sur le mitraillage d'une ambulance, ce n'est pas de la légitime défense. Détenir sans procès des centaines de Palestiniens soupçonnés d'attentats et de complots, ce n'est pas de la légitime défense, mais un déni de justice dont Israël s'absout depuis des mois. Arrêter par centaines et traiter avec morgue des centaines de réfugiés, les soumettre à des interrogatoires contraires à tout ce que prescrivent les accords intervenus entre pays civilisés, ce n'est pas de la légitime défense. D'un besoin de sécurité parfaitement honorable, on passe à autre chose, en oubliant que l'opprimé d'autrefois a acquis le gabarit d'une brute, quelque chose aussi de sa mentalité.

Car les déclarations d'Ariel Sharon et de son cercle restreint rendent terriblement patent qu'Israël traite avec les Palestiniens à partir d'une conception inadmissible de l'être humain. Sharon présume que les Palestiniens, comme des bêtes devant le dresseur, ne comprennent que le langage des coups. Les humilier, pénétrer en soudards dans l'intimité de leurs foyers pour y saisir documents et papiers personnels, les parquer comme un gibier impuissant, voilà qui, dans l'évaluation que fait le gouvernement Sharon de son interlocuteur, révèle son mépris pour une race inférieure. Frappons-les, mettons-les à genoux, dépouillons-les de leur dignité en même temps que de leurs vêtements et de leur potager, car c'est ainsi que l'obéissance entre dans les crânes des peuples méprisables.

Si jamais naît au Proche-Orient une paix respectueuse des divers droits, il faudra établir une nouvelle liste de Schindler. On y trouvera les noms des Israéliens qui, dès maintenant, avec courage et éthique, se dissocient non seulement des gestes du gouvernement Sharon, mais aussi et surtout de ses déshonorantes certitudes. Il n'y a d'espoir que si cette liste s'allonge.


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