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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 11 mars 2002

Dominer au lieu de gérer

Bien accueilli par ceux qui en ont souhaité l'élaboration, honni par ceux qui, d'avance, le jugeaient biaisé, le rapport Séguin sur le déséquilibre fiscal entre le Canada et les provinces risque fort de s'insérer dans la longue liste des diagnostics aussi corrects qu'inutiles. Il montre du doigt un des maux dont souffre l'édifice canadien, mais il adresse ses recommandations à un gouvernement qui ne voit ni ne verra le moindre intérêt à les appliquer. Tout se présenterait autrement si l'équité se substituait à l'arrogance dans les valeurs du gouvernement de Jean Chrétien, mais chacun sait que ce régime conçoit le fédéralisme comme un instrument contondant. Dominer importe plus que gérer. L'enterrement du rapport Séguin le démontrera encore.

Le rapport Séguin n'aide pas sa cause, dira-t-on, en osant des prévisions qui transcendent presque les siècles. Quand on sait à quel point les attentats inattendus de septembre dernier ont modifié en un clin d'oeil les orientations budgétaires de nombreux pays, y compris le Canada, on est contraint de donner raison au ministre canadien des Finances, M. Martin, quand il se refuse à examiner un horizon de quarante ou même de vingt ans. Si les prévisions hasardeuses du rapport Séguin ne provenaient pas du Conference Board, M. Martin aurait sans doute poussé la critique plus loin et ridiculisé davantage les prophètes séparatistes. Dans les circonstances, le flou de ces prévisions laisse quand même émerger clairement un fait brutal : il y a un sérieux déséquilibre fiscal.

Les dénégations réunies de tous les ténors fédéraux ne tromperont d'ailleurs personne. À la seule exception de celle du Conseil du patronat, toutes les voix québécoises endossent à l'unisson la thèse du rapport Séguin. À l'échelle canadienne, on voit difficilement comment des provinces qui n'en finissent plus de réclamer des fonds à l'autorité fédérale contesteraient le constat offert par le rapport Séguin. Il faudra même une bonne dose de fanatisme stoïque aux phalanges des libéraux fédéraux pour nier l'évidence. Il y a déséquilibre fiscal.

Le problème, c'est que l'évidence est un gaspillage si l'on traite avec un interlocuteur qui ne veut pas la voir. Le décalage patent entre les besoins et les ressources fiscales des provinces, il suffit que MM. Chrétien, Martin et Dion le nient pour que, à leurs yeux, il cesse d'exister : puisqu'ils ne le voient pas, pourquoi en tiendrait-ils compte? L'autruche n'agit pas autrement. Le nombre et l'ampleur des sophismes qui tentent de camoufler cette cécité très volontaire, bien loin de convaincre l'esprit ouvert, démontrent plutôt le mépris distrait avec lequel des aveugles idéologiques peuvent ignorer la réalité.

Le gouvernement fédéral consentirait-il à ouvrir les yeux si l'ensemble des provinces canadiennes, d'une seule voix, insistaient pour affirmer qu'il y a quelque chose à voir? Je ne le crois pas. Les offensives collectives des provinces n'ont jamais entamé l'intransigeance d'un gouvernement central auquel l'ineptie des partis d'opposition accorde les promesses de la vie éternelle. En outre, aussi étrange que cela puisse paraître, les provinces canadiennes-anglaises tiennent farouchement à un gouvernement central tout-puissant, même si cette omnipotence leur déplaît à l'occasion. Elles ne détestent pas, à l'occasion, utiliser Ottawa comme alibi facile; elles ne consentiront pas à partager le point de vue du rapport Séguin si cela leur donne l'air de s'aligner avec Québec contre Ottawa.

Le rapport Séguin est-il donc inutile? Presque. D'une part, parce qu'il répète ce que tout le monde sait et que le gouvernement central ne voudra jamais admettre. D'autre part, parce qu'il insiste sur le déséquilibre fiscal au lieu de s'attaquer de front au pouvoir de dépenser du palier fiscal. Aurait-il dû le faire? Cela aurait peut-être été plus net, mais l'équipe de M. Séguin se serait alors heurtée non pas seulement à la cécité fédérale, mais à la conception du fédéralisme qu'ont en commun Ottawa et les provinces canadiennes-anglaises. Pour ces provinces, il est encore plus important, et elles n'ont pas tort dans leur logique à elles, de maintenir la toute-puissance fédérale que d'équilibrer les budgets dits régionaux.

C'est là qu'est le noeud du problème. Le pouvoir central jouit de la préséance. Il prélève autant d'argent qu'il le veut. Il le redistribue selon son bon plaisir. Il peut accumuler les surplus et assister impassible au naufrage des économies provinciales. Il nomme seul les juges qui arbitreront les litiges entre les deux paliers de gouvernement. Ce rapport de force, aussi favorable que possible au gouvernement central, on ne voit pas pourquoi le bénéficiaire s'en priverait. Fort habilement, M. Martin a préféré occulter cette dimension congénitale du problème : pourquoi dire au Québec qu'il n'aura jamais gain de cause quand il suffit de nier l'existence d'un déséquilibre? De cette manière, le déséquilibre demeure et le gouvernement central esquive le piège de l'arrogance trop visible. Le gouvernement central n'est pas contraignable, il choisit de ne pas insister là-dessus et de se rabattre sur une peu crédible myopie.

Cela s'appelle-t-il gouverner? Certes pas. À moins que l'art de gouverner se borne à durer. Cela s'appelle-t-il appliquer les principes du fédéralisme? Certes pas. À moins que l'on entende par fédéralisme non pas la recherche des complémentarités, mais toute la centralisation que permet la supériorité musculaire. Gouverner et respecter le fédéralisme, cela voudrait dire ne prélever que les impôts nécessaires au financement des tâches dévolues au palier fédéral. Cela voudrait dire ne se permettre d'interventions que dans le cadre du contrat constitutionnel et ne pas envahir les champs de juridiction provinciale. Cela voudrait dire tenir (presque) autant à l'équilibre budgétaire des provinces qu'à celui du gouvernement central. Il n'y a plus la moindre trace de fédéralisme quand le gouvernement le plus fort traite ses partenaires constitutionnels en satellites corvéables à merci. Il y a abus de pouvoir et non fédéralisme quand on impose cavalièrement l'arbitraire du prince-qui-siège-à-Ottawa. Il n'y a ni gestion fiable ni fédéralisme digne de ce nom quand on refuse de substituer aux amphigouriques subtilités de Statistiques Canada une répartition des revenus fiscaux équitable, prévisible, statutaire.

Si le rapport Séguin est déjà menacé de futilité, ce n'est pas parce qu'il dit des faussetés ou des sottises. C'est qu'il dessine l'évidence devant des yeux résolument clos et qu'il parle de fédéralisme bien géré à des gens qui préfèrent la longévité politique et les joies de l'arbitraire.

RÉFÉRENCES :

Commission sur le déséquilibre fiscal, mars 2002.
Projection des équilibres financiers des gouvernements du Canada et du Québec, Conference Board du Canada, février 2002 (format PDF, 681 ko)
Paiements de transfert aux provinces : un investissement dans les Canadiens, Ministère des Finances, Gouvernement du Canada, 8 mars 2002.

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