Dixit Laurent Laplante, édition du 28 février 2002

Vers une démocratie nouvelle
par Laurent Laplante

Le Québec, qui a multiplié les efforts il y a un quart de siècle pour se donner le cadre électoral et les moeurs civiques d'un État démocratique, semble prêt à une nouvelle offensive. Il s'était si aisément persuadé d'avoir rédigé une fois pour toutes la meilleure loi électorale de ce côté-ci de la voûte céleste qu'il a fallu les impairs récents du démarchage pour lui rouvrir les yeux et lui rappeler que le chantier demeure inachevé. Ce n'est cependant pas des cénacles partisans ou gouvernementaux qu'est venu le souffle rénovateur, mais de la convergence d'analyses diverses en provenance de tous les horizons politiques. L'initiative n'en est que plus heureuse, car elle se donne ainsi les moyens de vaincre les craintes classiques et prévisibles et quelques autres encore.

Le Québec d'il y a vingt-cinq et trente ans avait le choix entre plusieurs réformes. L'assainissement des moeurs électorales disputait la priorité aux injustices et aux distorsions du système. Il était scandaleux que la carte électorale favorise un parti plus que l'autre et que telle circonscription compte 100 000 voteurs et l'autre moins de 10 000, mais il était plus honteux encore que l'argent puisse agir de façon souterraine et gaver certaines caisses occultes au point de téléguider le résultat électoral selon les volontés de quelques maquignons. Il était malsain qu'un certain nombre de comtés dits « protégés » obtiennent une représentation sans le moindre rapport avec leur poids démographique, mais il était carrément honteux que l'on puisse bricoler les listes électorales, dénaturer l'énumération et, si nécessaire, faire voter les morts. Autant dire que les réformateurs avaient un vaste choix de cibles. Autant dire aussi, ce qui est moins connu, que plusieurs personnalités politiques, et non pas seulement René Lévesque, durent mettre l'épaule à la roue. C'est à Robert Bourassa, par exemple, que l'on doit l'abolition des comtés dits « protégés ».

Les réformes furent si amples et nombreuses que le Québec se jugea vite exemplaire. Trop vite. Ainsi, la carte électorale traitait ruraux et urbains de façon raisonnablement équitable, mais la fourchette entre le minimum et le maximum s'ouvrait trop largement : si le comté idéal devait compter 32 000 voteurs, les circonscriptions réelles pouvaient fluctuer de 24 000 à 40 000. Battement considérable qui maintenait le biais favorable au monde rural. Le changement le plus radical et le plus cher à la fierté québécoise concerna l'argent : interdiction aux personnes morales de participer au financement des partis politiques et régime de grande transparence même pour les contributions des individus. Cela ne fit pourtant pas disparaître les tournois de golf, les dîners bénéfice et autres activités à la limite légale du financement politique. Le Québec, avec un certain bon droit, se rengorgea quand même et, à son tour, regarda de haut les pratiques électorales de l'autre Canada.

Il restait pourtant beaucoup à faire. Le mode de scrutin, par exemple, continua allègrement ses distorsions. On ressentit un certain malaise, en 1966, quand l'Union nationale de Daniel Johnson obtint moins de voix que le Parti libéral de Jean Lesage, mais s'empara quand même du pouvoir; puis on oublia. Le Parti québécois vécut coup sur coup deux scrutins frustrants : avec 23 pour 100 du suffrage universel en 1970, il obtenait sept députés; avec 30 pour 100 en 1973, il n'en avait plus que six. C'est dans ce contexte, ne l'oublions pas, que surgirent des doutes sur la rentabilité des solutions démocratiques et que naquit la tentation de la violence. Le Parti québécois, deux fois lésé par le scrutin uninominal à un tour, exprima dans son programme une prévisible sympathie pour la proportionnelle. L'accession au pouvoir en 1976 anémia la conviction et les travaux qu'avait dirigés Robert Burns aboutirent sur la légendaire tablette.

Heureusement, le plus récent scrutin québécois a ramené l'insatisfaction et la gêne à l'avant-scène. Comment bomber un torse démocratique quand le parti qui obtient le plus de voix, celui de Jean Charest, demeure dans l'opposition? Comment ridiculiser l'Action démocratique et son unique député quand un demi-million de voteurs ont opiné dans ce sens?

Bien sûr, la proportionnelle compte beaucoup d'adversaires, surtout parmi ceux qui s'autodécernent un diplôme de pragmatisme politique. Ce mode de scrutin engendrerait, selon eux, la prolifération des partis et donc l'instabilité politique. Des groupuscules, comme on le constate en Israël, profiteraient du fait qu'ils détiennent la « balance du pouvoir » pour faire chanter les partis majeurs. Bref, restons-en à un régime qui, s'il mécontente les éternels mécontents, réduit la vie politique à l'alternance de deux options, dispense de calculs trop subtils et maintient l'avenir dans les rassurantes ornières du passé. Résistance prévisible.

Il y a plus, cependant, et les démocrates qui militent en faveur d'une réforme doivent prévoir les coups. Les partis majeurs, favorisés à tour de rôle par un mode de scrutin déformant, ne parlent de proportionnelle qu'au lendemain d'un scrutin qui les pénalise. Dès qu'ils s'approchent du pouvoir, leurs plaies se cicatrisent et une confortable amnésie recouvre leurs passagères frustrations. En plus, la sagesse politique répandue en ces milieux a tôt fait de leur rappeler les risques du scrutin à la proportionnelle, en particulier celui d'une fragmentation de leurs clientèles. De fait, l'instauration d'un scrutin a la proportionnelle vaudrait des députés supplémentaires à l'Action démocratique, des députés en nombre peut-être considérable aux formations qui misent sur la jeunesse et le souci de l'environnement. Un scrutin à la proportionnelle induirait les anglophones québécois en tentation de constituer leur propre parti et de secouer la tutelle distraite du Parti libéral. Il suffit d'imaginer l'échiquier politique découlant de ce seul changement pour prévoir (et craindre ?) que les gouvernements minoritaires deviennent la règle et que les partis à la marge accèdent aux leviers de commande. Ces prévisions (et ces craintes), loin de bloquer l'évolution québécoise vers une plus grande démocratie, devraient nous révéler à quelle distance nous sommes encore du respect de chaque vote. La démocratie comporte des incertitudes que nous avions oubliées.

On se leurrerait pourtant si l'on restreignait au seul mode de scrutin l'empan des réformes. Le groupe des réformateurs ne commet d'ailleurs pas cette erreur. Il faut, par exemple, revenir avec une fermeté accrue sur la carte électorale. Des événements récents ont montré, en effet, qu'elle résistait mal à des pressions incompatibles avec ses objectifs et ses valeurs. Autant on doit souhaiter que la Gaspésie ou la communauté juive soient traitées avec la délicatesse souhaitable, autant il est aberrant de créer un équivalent moderne des comtés « protégés ». Un vote vaut un vote et rien ne justifie qu'on en décide autrement. Il serait d'ailleurs temps, puisque les comtés ruraux sont souvent près du minimum et les comtés urbains plus souvent proches du maximum, de resserrer la fourchette qui définit les extrêmes. Tout comme il serait temps de liquider l'étrange vestige de « l'arbitraire du prince » qui permet à un premier ministre de choisir la date du scrutin selon son caprice : un système politique qui accorde à un parti l'avantage de la surprise sur ses adversaires ne peut certes pas vanter sans nuances son esprit démocratique.

Heureuse initiative que celle qui, venant de convictions variées et pourtant convergentes, donne un deuxième souffle à notre évolution démocratique.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020228.html

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