Dixit Laurent Laplante, édition du 21 février 2002

D'un taliban à l'autre
par Laurent Laplante

Si quelqu'un entretenait encore des doutes sur la propension américaine à s'approprier Dieu et à opposer un fondamentalisme d'essence Mayflower à celui des talibans, il n'a, pour ajuster sa lentille, qu'à lire le texte (Les raisons d'un combat) offert au monde par une soixantaine d'intellectuels américains et que reproduisait Le Monde le jeudi 14 février . Il arrive rarement, en effet, que la possession d'une infaillible vérité s'exprime avec autant d'abrupte assurance et qu'une doctrine tombe sur la plèbe en se dispensant aussi allègrement des plus élémentaires règles méthodologiques. Je pense au verdict que prononçait Zola en concluant Le ventre de Paris : « Ce sont de terribles gens, que les honnêtes gens. » D'autres penseront plutôt à Brassens et à ses gens bien intentionnés.

1. Le texte semble devoir beaucoup, sans qu'on révèle clairement l'origine de l'intervention ni la façon d'obtenir les soixante signatures, à une organisation dénommée Institute for American Values. Une telle identification ne garantit guère la neutralité de l'analyse. L'analyse ne sera d'ailleurs pas neutre.

2. Les signataires n'ont que faire des prémisses logiques ou chronologiques. D'une part, l'histoire, selon eux, commence le 11 septembre et ignore tout ce qui a pu se passer avant. D'autre part, l'analyse prétend établir les conditions d'une « guerre juste », mais omet de demander si, léger détail, les attentats du 11 septembre constituaient une déclaration de guerre et si l'entrée en guerre des États-Unis était la seule réponse possible à un crime contre l'humanité.

3. Le titre et le sous-titre de la justification accentuent l'ambiguïté. Il y est question de l'Amérique et non des États-Unis. Tant pis pour ceux qui habitent les Amériques sans être Américains. On évoque ensuite « notre pays », alors que la rhétorique américaine, depuis cinq mois, décrit l'affrontement comme un combat entre le Mal et le Bien et nie l'existence d'un no man's land entre les deux camps. On caractérise ensuite les signataires comme des intellectuels américains, non comme des humanistes défendant des valeurs communes à l'ensemble des humains.

4. Face à un crime, aucune enquête, même au sein du corps policier le plus primitif, n'oublierait de s'interroger sur le motif du criminel. Nos soixante intellectuels font pourtant éclater les attentats du 11 septembre comme un coup de tonnerre dans un ciel radieux. Jamais il n'y avait eu de signes avant-coureurs. Jamais les États-Unis n'avaient reçu d'invitation à mieux respecter les droits des peuples. Les auteurs des attentats entrent ainsi dans la catégorie des dangereux psychopathes avec lesquels on ne peut négocier. Rien ne justifie une tuerie comme celle du 11 septembre, mais encore aurait-il fallu, en bonne méthodologie et ne serait-ce que pour retracer les criminels, examiner ce que le Mal se donnait comme justification. Présumer la pathologie de l'adversaire, c'est se donner le droit de l'abattre comme un chien enragé. Le message était odieux; les messagers sont, par conséquent, partisans d'une violence gratuite. Un peu court.

5. On se souviendra, même si on entre ici dans le monde de l'hypothèse, qu'il fut brièvement question que Kaboul livre ben Laden, à condition qu'il soit confié à un tribunal neutre. Peut-être s'agissait-il d'une astuce destinée à gagner du temps, mais le fait est que l'hypothèse fut aussitôt balayée du revers de la main par Washington : ben Laden serait remis à la justice américaine ou la guerre aurait lieu. Au temps d'Hiroshima et de Nagasaki, le Japon reçut, plutôt qu'une réponse à son offre de négociations, les seules bombes atomiques que l'humanité ait sur la conscience à ce jour. Avant d'affirmer qu'une guerre est juste, ne faut-il pas s'assurer, en bonne méthodologie, que les autres hypothèses, y compris les plus improbables, ont été explorées? À moins qu'on tienne à la guerre.

6. Les signataires écartent avec à peine plus de prudence l'hypothèse d'une approbation internationale. L'ONU, disent-ils, est une nouveauté; reproche assez bizarre. En plus, « rien ne prouve qu'une instance internationale comme l'ONU soit la mieux inspirée pour décider quand, et dans quelles conditions, un recours aux armes est justifié ». On croit rêver. Dans un pays qui s'enorgueillit à juste titre d'avoir mis fin aux lynchages en insérant une justice neutre entre la victime et le présumé agresseur, voilà que l'hypothèse d'une intervention internationale est déconsidérée sans la moindre justification. Sur cette lancée, l'ONU est réduite par les signataires à un rôle humanitaire. Mieux vaut donc, selon nos intellectuels, que la victime se fasse justice elle-même. De fait, l'instinct vengeur n'est pas une « nouveauté » et cela devrait rassurer tout le monde.

7. Les signataires reconnaissent, ce dont il faut se réjouir, qu'une « guerre juste ne peut être menée que contre des combattants ». Les corollaires de cette concession brillent cependant par leur absence. Pas un mot à propos des victimes civiles afghanes. Pas un mot à propos de la confusion entretenue par les États-Unis entre les Afghans, les talibans et les membres du réseau al-Qaïda. Pas un mot à propos du fait que les États-Unis sont les seuls à interpréter la convention de Genève de manière restrictive. Pas un mot à propos du fait que ce n'est pas le pouvoir judiciaire, mais le pouvoir exécutif, en l'occurrence l'armée américaine, qui décide du statut de chaque détenu. Si on convertit toute une population, civils compris, en combattants, la concession faite au départ n'a plus de contenu.

8. Autre concession heureuse, les signataires souhaitent que la réplique guerrière demeure « proportionnée » à l'assaut. Encore là, cependant, les conséquences découlant de cette précaution sont ignorées. Plusieurs pays sont mis en tutelle, comme s'ils portaient une responsabilité dans les attentats du 11 septembre. Les législations de divers pays, y compris les plus sympathiques à la cause américaine, sont soumises à des pressions exorbitantes et deviennent, sur ordre américain, obligatoirement méfiantes et répressives. Même des valeurs normalement respectées aux États-Unis, comme la présomption d'innocence et la transparence de l'information, sont bafouées. Tout cela sans que les citoyens, aux États-Unis et ailleurs, aient jamais été renseignés convenablement. On se demande ce qui aurait bien pu se produire si la réplique guerrière n'avait pas été « proportionnée ».

9. Parmi les critères utilisés pour déterminer si une guerre est juste, les signataires ont apparemment choisi de ne pas ranger l'identification précise de l'adversaire. Il leur suffit que les auteurs du crime soient « membres d'un réseau islamiste international sévissant dans une quarantaine de pays ». Ils veilleront, il est juste de le dire, à ne pas confondre islam et violence. Il n'en demeure pas moins qu'un adversaire décrit de façon aussi floue risque fort de survivre à toutes les formes de guerre, y compris celles qui seraient censément justes. Quand on ne parvient pas, même à l'échelle d'un pays comme l'Afghanistan, à départager le citoyen ordinaire, le taliban et le membre d'al-Qaïda, comment peut-on espérer que des missiles élimineront de manière sélective les sympathisants d'al-Qaïda dans une quarantaine de pays? La guerre efficace ressemblera à celles que les États-Unis ont menée contre le Japon, l'Irak et l'Afghanistan; elle tuera tant d'innocents qu'elle ne sera ni « proportionnée », ni juste.

10. Les signataires proclament « l'égale dignité de toutes les personnes ». Ils ont raison. Le principe a-t-il encore un sens quand l'armement utilisé par la croisade vengeresse réduit à rien le coût américain en vies humaines et décuple les morts dans le camp adverse et parmi les civils du pays visé? Toutes les vies ont-elles encore le même poids?

Malgré tout cela, les signataires persistent à clamer haut et fort qu'il est « crucial pour notre nation de gagner cette guerre ». « Nous combattons pour nous défendre, affirment-ils, mais nous croyons aussi nous battre pour défendre les principes des droits de l'homme et de la dignité humaine. » Le problème, c'est que l'autre camp, lui aussi englué dans un fondamentalisme déconnecté de la réalité, pense la même chose.

Certitude, certitude, que de crimes on commet en ton nom!

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020221.html

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