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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 28 janvier 2002

Un anniversaire peu rassurant

Même si les décisions américaines à propos des Afghans transférés à Guantanamo suscitent réserves et critiques, rien n'indique encore un changement de politique de la part de Washington. Au contraire, l'administration Bush, au lieu de se rapprocher du consensus humaniste et tolérant que le monde espère et qui s'esquisse parfois, s'en éloigne à marches forcées. Le budget militaire américain monte en flèche, l'aide à la reconstruction de l'Afghanistan ressemble au processus qui a mené l'Argentine au désastre, les Philippines sont littéralement envahies par l'avant-garde des chasseurs de têtes, les droits de centaines de présumés coupables sont bafoués à domicile et ailleurs sur l'autel de la méfiance devenue statutaire... Au moment de célébrer le premier anniversaire de son arrivée au pouvoir, l'équipe Bush fait peur.

Indice assez peu rassurant de la superficialité de l'opinion, quelques images auront réussi ce que le raisonnement et le rappel des principes n'obtenaient pas : l'ébranlement des consciences. Voir des humains traités comme des bêtes, non par le déferlement de sadiques issus de Clockwork Orange, mais sur ordre de la plus puissante armée du monde, voilà qui a provoqué des haut-le-coeur. Le pire, c'est que le sentiment d'étonnement et de honte ressenti même par les inconditionnels de l'offensive américaine n'a pas troublé la bonne conscience des geôliers. Tout, a-t-on prétendu, se passe correctement, les détenus sont des êtres dangereux, la contention extrême ne dure que le temps du déplacement, etc. Bref, ce sont les autres qui ont le coeur fragile, non les geôliers qui ont durci le leur. L'erreur, semble-t-il, provient du fait que les naïfs n'ont pas vu la différence entre l'humain normal et le prisonner afghan. À eux de s'instruire.

L'image n'a cependant qu'une portée limitée. La suivante émascule la première et la fait basculer dans l'oubli. On ne remarque plus, tant l'hallucinant spectacle du déplacement des fauves par leurs dompteurs remplit la rétine, que Guantanamo est fort loin du pays d'où viennent les détenus, que les avocats circulent fort peu dans les parages, qu'on ne connaît encore ni les noms des prisonniers ni les accusations retenues contre eux. Les gestionnaires de la guerre Nintendo, qui ont fait leurs preuves lors de la « tempête du désert » et qui avaient réussi jusqu'à maintenant à raconter cette guerre-ci sans montrer de sang à l'écran, en sont quittes pour trouver d'urgence de quoi brouiller les clichés qui ont heurté les âmes faibles. Cela leur est facile. Au besoin, les archives leur permettront de prouver que les nazis et le goulag ont fait la même chose. Selon la logique dont le cynisme est porteur, une guerre qui a causé quelques dommages collatéraux et aucune perte de vie se poursuivra avec la discrète et interminable détention de prisonniers qui n'auront existé que dans de fugitives images et dont on niera l'existence légale. On aura eu une guerre, mais les vainqueurs n'auront fait aucun prisonnier. Et pourtant, aurait dit Galilée, ceux qu'on emprisonne après une guerre sont des prisonniers de guerre.

La reconstruction de l'Afghanistan, quant à elle, malgré la valse des chiffres à laquelle se sont adonnés les généreux pays donateurs, inquiète aujourd'hui encore plus qu'à la veille de la conférence de Tokyo. Voilà un pays qui, avant que les États-Unis consacrent au moins 4,5 milliards de dollars à le bombarder et à démolir son peu de routes et d'infrastructures, supportait déjà une dette de 5,5 milliards de dollars. Le pays était évidemment incapable d'y faire face, tant la communauté internationale l'avait isolé sans l'isoler tout en l'isolant. On aura sadiquement accrû le nombre de morts et d'estropiés en déversant à la tonne les bombes à fragmentation, tout en encourageant de la parole le pays le plus miné du monde à désamorcer les engins laissés par les vilains Russes. Le milliard et demi qu'on lui promet pour l'année courante n'est certes pas, pour un pays qui compte aujourd'hui plus de citoyens déplacés que de paysans au travail, une somme négligeable. À condition, cependant, que l'argent ne soit pas uniquement consacré au rétablissement du système bancaire, aux garanties requises par les généreux donateurs, aux tracasseries du FMI, à la mise en place d'une bureaucratie complaisante avec les étrangers et gourmande face aux administrés. La conférence de Tokyo, plutôt que d'apaiser les craintes, leur a donné une inquiétante immédiateté. Les Afghans se joindront bientôt aux Argentins.

Inflexible et articulée, l'administration Bush applique sur une multitude de fronts la même politique musclée et profondément amorale. Admirons la coordination de l'assaut. À peine l'attention se concentre-t-elle sur les bombardements massifs de l'Afghanistan que l'on apprend, au détour d'une dépêche, que Washington se retire du pacte intervenu il y a trente ans entre l'URSS et l'Amérique à propos du nucléaire. À peine est-on emporté par l'hystérie découlant du 11 septembre que l'on entend parler de la résurgence du projet de bouclier antimissiles. À peine prend-on connaissance du virage sidérant des Américains à propos de la Palestine que se produisent les débarquements de « spécialistes » aux Philippines. Et quand les enquêtes sur Enron commencent à projeter leurs premières lumières, il ne reste plus de temps ou de ressources aux médias pour expliquer ce que signifient la hausse de 15 pour cent du budget de la Défense américaine et la reprise discrète de l'inscription sur les listes de réserve de l'armée américaine. Qu'on honnisse ou pas l'orientation de l'administration Bush, force est de reconnaître qu'elle influe sur tous les fronts et manifeste la plus grande cohérence dans le recours à la force et à l'amnésie sélective comme substituts à la négociation et au respect de la parole donnée.

En un an, l'administration Bush aura frappé de stérilité les rencontres internationales qui, comme celle de Durban, prétendaient suivre un ordre du jour autonome. Elle aura résilié les traités internationaux qui ne lui convenaient plus et autorisé son allié israélien à procéder de la même manière à propos des accords d'Oslo. L'administration aura maintenu ou renforcé l'opposition américaine face à une multitude de protocoles internationaux visant à civiliser la planète : non à une charte définissant les droits des enfants, non à la création d'un tribunal international appelé à connaître des crimes contre l'humanité, non aux additions devant préciser le statut des prisonniers de guerre, non à des observateurs internationaux au Proche-Orient, non au pacte interdisant la production et la dissémination des mines antipersonnel...

Au fait, qu'est-ce que ce serait la définition d'un État voyou?


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie