Dixit Laurent Laplante, édition du 24 janvier 2002

Quand renaît l'information
par Laurent Laplante

À condition de les rassembler et de les peser ensemble, divers aspects de l'actualité parviennent à justifier un prudent optimisme. L'hystérie régresse peu à peu; la presse, ici et là, retrouve son sens critique; l'analyse universitaire ne se résume plus aux considérations des spécialistes en études stratégiques; la gestion publique se permet de jongler à autre chose que la sécurité des aéroports... Percées incertaines, espoirs fragiles, mais indices d'une meilleure santé mentale de la collectivité. Il s'en faut de beaucoup pour que la vie batte à son rythme usuel, mais « quand l'information va, tout va ».

La conférence de Tokyo sur la reconstruction de l'Afghanistan s'inscrit parmi les événements qui marquent le retour à une meilleure circulation de l'information. Ce qu'elle nous apprend ne provoque pas l'enthousiasme, mais on abandonne quelque peu la langue de bois. Ainsi, la conférence a commencé à clarifier les intentions réelles des « généreux donateurs ». La somme de quatre milliards de dollars dont il a été question et qui marque un progrès notable par rapport à une première approximation de 1,5 milliard $ donne au monde une idée du travail à faire, mais surtout une évaluation du travail qui ne se fera pas. De l'aveu même des organisateurs de la rencontre, les besoins sont trois ou quatre fois plus élevés que l'aide promise. En assortissant leurs engagements (?) de mille précautions, plusieurs pays se sont surtout réservé des échappatoires. En déclarant qu'ils ont déjà payé leur contribution, lesÉtats-Unis ont également dissipé quelques illusions : il leur appartenait de bombarder sans contrainte, il incombe aux autres de rebâtir. Presque sans le savoir, la conférence fournit aussi une base de comparaison entre le traitement envisagé pour l'Afghanistan et celui qu'on a déjà accordé discrètement au Pakistan. En quelques mois, le Pakistan a, en effet, reçu sous diverses formes plus que ce qui est promis à moyen terme à l'Afghanistan. Le Canada, par exemple, a effacé par l'entremise de l'ACDI une ardoise pakistanaise de plus de 400 millions de dollars, mais il ne trouve pour l'Afghanistan que des crédits qui risquent fort de ne jamais servir. Au moins les masques tombent.

La décision américaine d'isoler à Guantanamo des prisonniers au statut précaire a contribué elle aussi à durcir les regards et à revigorer la presse. Déjà, les défenseurs des droits de l'homme s'interrogeaient, mais voilà que, enfin, des parlementaires et de grands médias lancent le débat sur la place publique. Très courageusement, un député libéral fédéral blâme le ministre fédéral qui s'en remet aux Américains de décider du sort des Afghans que pourraient capturer des soldats canadiens. En Grande-Bretagne, la timide question formulée par le premier ministre Blair à propos des conditions de détention à Guantanamo déclenche la riposte de la presse : la pudique Angleterre, dit-on, impose à ses prisonniers un traitement pire encore que celui de Guantanamo. Verdict désagréable, information utile.

L'important dans cet intérêt pour Guantanamo, c'est qu'il place les autorités américaines sous haute surveillance et que le secret qui risquait de noyer cet invraisemblable pénitencier sera plus difficile à maintenir et à justifier. Ce rôle de chien de garde, la presse et l'opposition politique l'assument de nouveau après une éclipse de quatre mois. L'administration Bush devra en tenir compte. C'est une chose d'emprisonner des gens et de les couper de tout contact avec leurs familles, leurs conseillers juridiques, leurs pays d'origine; c'en est une autre de s'adonner à de tels abus au vu et su de l'opinion mondiale. Déjà, les entorses aux règles ont des contours plus précis : alors qu'un prisonnier de guerre a le droit de ne fournir que son identité et peut espérer être rapatrié dès la fin des hostilités, les autorités américaines arguent du fait que la fin n'a pas pris fin pour transporter leurs captifs à Guantanamo et ne dissimulent pas leur intention de les interroger. On voit mal comment les États-Unis pourraient, alors que la presse les montre en train de contourner ou de bafouer toutes les règles internationales au sujet des prisonniers de guerre, donner des leçons aux autres sur le respect des droits fondamentaux. Autant de pris!

Le côté spectaculaire des excès israéliens va dans le même sens. Dynamiter une station de radio et de télévision sous l'oeil de caméras étrangères, voilà qui contraste avec les discussions oiseuses entre porte-parole et qui fournit à l'opinion publique de quoi fonder son jugement. Ariel Sharon aura beau, une fois de plus, invoquer son droit à la légitime défense, l'image télévisée témoignera contre lui. Certes, la force continuera d'imposer sa loi, mais la légitimité, elle, aura perdu ses fondements. À condition que l'information résiste à sa pire tendance : celle de ne pas considérer comme de la nouvelle le centième assassinat.

Dans ce réveil de l'information et de l'analyse politique, on aimerait accorder une place à part à l'Europe. On ne peut le faire sans nuance, car la situation me paraît tenir du paradoxe. Pendant les semaines et même les mois de silence servile qu'a vécus la presse américaine, les médias européens auront été irremplaçables. Ils questionnaient, doutaient, dégonflaient les fumisteries. À mesure que le temps passe, on a cependant l'impression que la presse européenne, souvent bonne analyste des comportements américains, laisse ses propres personnalités politiques libres de ronronner stérilement comme si l'Europe n'avait rien à dire ou à faire au Proche-Orient ou à propos de l'hystérie sécuritaire qui balaie la planète. L'Europe, presse comprise, semble avoir oublié, par exemple, que c'est sur son sol que s'est perpétré l'Holocauste et que l'Europe a réglé sur le dos du monde arabe, qui n'a pris aucune part à l'ignominie, sa dette à l'égard du peuple juif. Cela devrait donner mauvaise conscience et constituer une dette au moins morale. D'autre part, la France, l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne, en matière de lutte au terrorisme, ont traversé des périodes noires et su conserver un sens de la mesure qu'on ne retrouve pas dans le climat actuel. Il serait utile que cela soit rappelé.

Comme si elle était comblée de réussir sans anicroche la transition vers l'euro, l'Europe en oublie à la fois sa culture et sa puissance. À en croire Le Figaro (17 janvier 2002), une délégation de parlementaires français de l'opposition, au terme d'une rencontre avec Yasser Arafat à Ramallah, a conclu son expédition en plaidant pour la reprise des négociations entre Ariel Sharon et Yasser Arafat! Que de lucidité et d'inventivité! J'admirais davantage, bien sûr, une autre réaction européenne : l'idée de facturer à Israël les équipements offerts par l'Europe à l'OLP et détruits par les attaques israéliennes.

J'allais l'oublier! Le porte-parole régional du secrétaire général de l'ONU vient de dire qu'Israël n'aurait pas dû envahir telle ville autonome palestinienne.... C'est dire à quel point l'audace regagne du terrain.

Je ne bouderai pas la satisfaction que me donne une certaine reprise dans la circulation de l'information. Même si certains comptes rendus font mal au coeur, c'est dans la connaissance des faits que doit s'enraciner la démocratie.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020124.html

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