Dixit Laurent Laplante, édition du 21 janvier 2002

Une guerre qui ne peut finir
par Laurent Laplante

Nous voilà emportés, presque inconsciemment, dans une guerre qui ne peut finir. Plus que jamais, l'expression « état de guerre » est de mise, car il ne s'agit plus de guerroyer jusqu'à la neutralisation d'un pays rival, mais de subir de façon constante, jusque dans nos institutions et nos moeurs, la nervosité et l'incertitude, les simplismes et les distorsions de la guerre. Et cela va durer aussi longtemps que certains intérêts, à leur aune, jugeront la guerre profitable. Il nous faudra inventer l'art de vivre la guerre à durée illimitée dans un climat quand même imprégné de certaines valeurs.

Au temps de l'empire romain, la guerre était aussi une activité permanente, requérant ses professionnels, ses stratèges, son glacis et ses victimes. Les Barbares, ainsi qu'on désignait « les autres », avaient une réputation d'instabilité turbulente, de mobilité gourmande et irrationnelle. Ils ne déclaraient pas la guerre, mais la menaient, au besoin jusque dans Rome. L'empire ne pouvait survivre qu'à condition de se tenir lui aussi sur un pied de guerre et de casser les invasions au loin, dès leurs premières velléités. À peu près tout le reste découle de ce calcul, malgré ce que le génie publicitaire de César peut tenter de répandre. Dans ce décor et en ce temps, la paix ne pouvait être que fragile et partielle; il n'était pas question, en tout cas, que se relâche la vigilance et qu'on détourne un instant les yeux des marches de l'empire.

Au fil des siècles, la guerre a évolué, de la même manière, suis-je tenté de dire, que les autres institutions humaines. On essaya d'en définir les règles et l'on multiplia, en Orient autant qu'en Occident, les manuels de stratégie dont les conquérants firent bon usage. On s'efforça aussi, au nom d'un certain bon sens, de rendre la guerre plus prévisible et d'en limiter les dévastations. Car la guerre demeurait un fléau et la paix un objectif. La diplomatie se développa, la négociation se fit préventive, la guerre elle-même consentit certaines concessions à la civilité. On crut que le savoir-vivre pouvait humaniser le savoir-tuer. On signait la paix des braves pour ménager la fierté des vaincus. On rendait les honneurs militaires à qui avait, malgré tout, vaillamment défendu son camp. On en vint même, et c'est tout à l'honneur du siècle qui vient d'expirer, à interdire l'utilisation de certaines armes, comme les gaz, à définir les conditions de détention des prisonniers, à protéger par un certain tabou brancardiers et ambulances, à inciter les belligérants à respecter les populations civiles, à déclarer Rome ou Paris « villes ouvertes » pour leur éviter le combat rue par rue. Depuis 1918, l'humanité n'en finit plus de créer des forums où l'on palabre beaucoup, certes, mais qui ont le mérite de souvent substituer le palabre au conflit armé. La guerre demeure la guerre, mais elle aimerait se distinguer de la boucherie.

Sur la voie de cette évolution en dents de scie et aux dérapages terrifiants, une difficulté est apparue qui menace de nous renvoyer aux guerres des temps barbares : quelque chose qui pourrait s'appeler fondamentalisme. L'expression me convient mieux que celle de totalitarisme, car elle exprime plus nettement la nature du problème et le rattache moins exclusivement au comportement de l'État-nation à l'égard de ses propres ressortissants. Le fondamentalisme, je l'entends comme l'absolue certitude d'un groupe humain d'avoir absolument raison, certitude parfois fondée sur un texte censément sacré et infaillible, mais pas nécessairement. L'intrusion massive de ce dogmatisme blindé réduit à néant les efforts tentés pour civiliser la guerre et renvoie la force à son seul instinct. Celui qui attribue à sa cause des mérites uniques et incommensurablement supérieurs la fera valoir par tous les moyens. Tous. Nul principe ne limitera ses choix, nulle indécence ne lui paraîtra exorbitante puisque, par définition, l'absolue supériorité intrinsèque de la cause prime le principe. Face au fondamentalisme, il n'est pas de droits universels qui tiennent, ni de compassion pour les victimes civiles, ni de haut-le-coeur devant la torture. Seule importe la cause absolument bonne dont l'autel est prêt à recevoir toutes les immolations sacrificielles. Le fondamentalisme restitue la guerre à sa barbarie primitive parce qu'il en considère les débordements comme le prix à payer pour que triomphe sa cause. Et tous les prix à payer sont négligeables.

Le fondamentalisme n'est pas l'apanage d'un pays ou d'une religion. Il prépare ses fruits sinistres partout où une pensée méprise l'autre et s'arroge un statut supérieur aux autres idéologies ou au reste de l'humanité. Par son adhésion au mythe de la supériorité aryenne, Hitler se comportait en fondamentaliste et les fours crématoires étaient un moyen anodin de faciliter la progression des surhommes. En ce sens, le dictateur nazi préfigurait d'autres dérapages fondamentalistes. Celui des régimes intégristes qui, à partir d'une infaillibilité doctrinale autoproclamée, bafouent impunément les droits des femmes, favorisent l'analphabétisme et pourchassent toute création culturelle jugée malsaine. Celui des militants armés qui, au Proche-Orient, jugent que leur cause peut exiger l'assaut meurtrier dans une cérémonie de mariage. Mais d'autres fondamentalismes existent aussi qui nient jusqu'à leur véritable idéologie et qui, eux aussi, libèrent la guerre des quelques entraves qu'avaient pu inventer les utopistes. Celui d'Israël. Celui de l'administration Bush. Dans les deux cas, la cause est présumée supérieure, ses exigences toujours raisonnables, les coûts maquillés en négligeables dommages collatéraux. Mentir se justifie si la cause en profite. Assassiner est un geste rationnel et légitime si la cause y gagne.

Du fait que le fondamentalisme divinise sa cause, il n'endurera pas aisément, ni localement ni à l'échelle planétaire, qu'une autre cause lui dispute la préséance. Le fondamentalisme est prosélyte, envahissant, aussi intolérant qu'un coq dans sa basse-cour. On aura compris que les divers fondamentalismes vont s'affronter sans trève dans l'espoir, entretenu par chacun, d'occuper un jour toute la place. Si l'on ajoute à cette tendance lourde le fait que les frontières nationales sont devenues poreuses et que les fondamentalismes s'en moquent autant que l'ont toujours fait les religions, on comprendra que la guerre menée contre un fondamentalisme par son rival ne prend plus la forme d'un conflit entre États, mais d'un combat entre deux fanatismes bien peu soucieux des limites territoriales.

La guerre dont nous observons la montée en hystérie, c'est celle du fondamentalisme fondée sur une lecture exacerbée et biaisée du coran contre un fondamentalisme américain à base de « Manifest Destiny ». D'un côté, une conception farouchement cléricale, sexiste et méfiante du destin humain; de l'autre, un libéralisme économique et social voué à la prospérité des grands prédateurs et cruellement oublieux des disparités entre humains et entre peuples. L'un n'hésitera pas à sacrifier d'un coup des milliers de civils ; l'autre répartira sa riposte sur une plus longue période, mais la laissera distraitement dépasser toute mesure.

Comment cette guerre pourrait-elle se terminer? D'un côté, le fondamentalisme est diffus, répandu, morcelé en milliers de clans et relancé par des milliers de réémetteurs ; de l'autre, la puissance militaire et économique est telle qu'elle survit sans peine à la destruction de l'un ou l'autre de ses symboles et peut appeler à la rescousse les pays et les individus gagnés par l'idéologie de la mondialisation. La guerre, comme un feu de brousse, peut marquer une accalmie en Afghanistan, mais elle se déplacera vers l'Irak, les Philippines ou quelqu'autre lieu soupçonné de sympathie à l'égard de l'autre fondamentalisme. Pourquoi se terminerait-elle quand les belligérants ont les moyens de faire durer leur conflit et quand les deux camps ont besoin d'un Satan à faire détester par leurs fidèles?

Parviendrons-nous, dans l'affrontement interminable qui s'est amorcé, à conserver quelques principes?

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020121.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2001 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.