Dixit Laurent Laplante, édition du 17 janvier 2002

Quand l'ombre s'étend
par Laurent Laplante

Peut-être parce que le pouvoir exécutif n'en finit plus d'étendre son emprise aux dépens des élus et des juges, nous prenons l'habitude de considérer ses pires propensions comme la chose la plus normale du monde. Le secret, par exemple, fait partie des moeurs que cultive le pouvoir exécutif au nom de l'efficacité. Palabrer sur le mode parlementaire requiert du temps et l'exécutif n'attend pas. Confier un dossier aux tribunaux, c'est s'exposer à des délais que l'exécutif ne supporte pas. Mieux vaut en dire moins, s'en remettre à des gens expéditifs et pressés, placer l'opinion devant le geste accompli. La situation idéale pour un exécutif épris de secret? L'état de guerre, car le secret est alors synonyme de vertu et d'efficacité. Léger inconvénient du secret, une élection ne veut plus rien dire et l'éloge de la démocratie sonne creux.

L'offensive militaire contre ce qu'on appelle le terrorisme fait partie de ces décisions arrêtées à l'abri des regards indiscrets. Les preuves réunies contre ben Laden et ses réseaux apparemment tentaculaires n'ont jamais été présentées au grand public. Tout au plus les aurait-on soumises à l'examen de quelques chefs d'État, dont Tony Blair, qui n'ont pas jugé bon eux non plus d'en communiquer la teneur à leurs citoyens. Même après quatre mois, ces preuves, qui ne peuvent plus nuire à la stratégie militaire, demeurent dans l'ombre. Elles ne seraient pas concluantes que nous ne le saurions pas. L'acte de foi doit nous suffire.

On ne sait pas grand-chose non plus des tractations qui ont conduit les États-Unis à inverser leur politique à l'égard de l'Alliance du nord et du Pakistan. Qu'a-t-on promis? Qu'a-t-on obtenu? Mystère. On sait seulement que le régime taliban, qui avait bénéficié en son temps des complaisances discrètes de Washington, remplit désormais le rôle d'ennemi à la place des anciens ennemis.

Alors même que les États-Unis transfèrent à Guantanamo des centaines de prisonniers, personne ne sait exactement combien ils sont, ni qui ils sont, ni quel statut on leur reconnaîtra, ni quelles procédures judiciaires leur seront appliquées. Le choix du lieu, en lui-même, est déjà révélateur du secret dont on veut entourer la détention, les interrogatoires, les comparutions. Ces gens sont-ils des prisonniers de guerre ayant droit aux dispositions des conventions signées depuis longtemps par les États-Unis? On a beau dire qu'ils seront traités humainement et laisser entendre que les procès pourront se dérouler à ciel ouvert, le décret présidentiel du 13 novembre n'en a pas moins créé des tribunaux militaires qui ne sont pas soumis aux règles classiques. Fera-t-on appel à eux à Guantanamo? Nul ne le sait. Nous sommes ainsi à deux doigts du comportement des tribunaux soviétiques utilisés par Staline comme force de frappe contre les dissidents : peu ou pas de contacts des familles et des médias avec les accusés, recours à des avocats limités dans leurs activités et même leurs options, interrogatoires confinant à l'intimidation et peut-être à pire encore, manipulation de la preuve sous prétexte de sécurité nationale... Le tout, comme en URSS, pourrait se terminer par des aveux publics qui laisseraient les faits dans l'ombre la plus opaque. L'acte de foi reprendra du service.

Vision hallucinée? Je le souhaite. Je ne peux cependant pas faire abstraction de ce qui a cours aux États-Unis depuis quatre mois. C'est, en effet, par centaines que des gens sont détenus sans mise en accusation, sans contact avec les familles, sans que les avocats jouissent de la marge de manoeuvre usuelle dans leurs travaux de défense. Dans le cas d'au moins un Canadien ainsi détenu, même l'intervention consulaire est écartée. Quand cela se produit sur le sol américain et au sein d'une société malade d'avocasseries, il n'est pas paranoïaque de craindre que cela devienne la règle dans le camp retranché de Guantanamo. Heureusement, diverses organisations non gouvernementales, dont la Croix-Rouge et Amnesty international, ont manifesté l'intention d'apporter aux prisonniers l'assistance définie par les conventions internationales. On verra quelle résistance et quels sophismes leur opposera le secret.

Le Proche-Orient aussi est contaminé dangereusement par le recours systématique au secret. Quand Israël arraisonne un cargo porteur d'armes à 315 milles de ses côtes et accuse Yasser Arafat d'être le destinataire de l'envoi, les États-Unis commencent par hausser les sourcils : « Qu'est-ce que cette histoire? » Puis, volte-face : des informations en provenance d'Israël ont convaincu les Américains que l'accusation israélienne est fondée. À une nuance près : Yasser Arafat pourrait ne pas être personnellement en cause. Puis, tout s'arrête, comme si l'affirmation d'Ariel Sharon et de Colin Powell suffisait. Lloyd aura beau réaffirmer, registre naval à l'appui, que le navire est immatriculé en Irak et non en Iran, une affirmation enveloppée de secret continuera de circuler et de justifier les destructions d'installations palestiniennes. On ne se souviendra même plus, l'amnésie volant au secours du secret, que l'Autorité palestinienne réclame depuis longtemps la présence au Proche-Orient d'observateurs étrangers et que c'est Israël qui interdit ce regard étranger.

Le Canada ne pousse guère plus loin le culte de la transparence. S'il préfère ne pas identifier la cinquantaine de sites où s'effectue la recherche transnationale sur les OGM, il invoque les risques de vandalisme pour justifier le secret. S'il change d'idée à propos de policiers armés à bord des avions, rien ne filtre des arguments, intelligents ou non, qui ont conduit à la volte-face. Si M. Chrétien se rend en Chine en emportant avec lui un message du président Bush à l'intention de son homologue chinois, notre premier ministre ne se vante pas de son rôle d'estafette. Notre pays ne verra d'ailleurs pas d'incongruité à tenir la prochaine réunion du G-7 dans un site alpin à peu près aussi accessible que Guantanamo. La transparence, après tout, n'est qu'un caprice démocratique.

Plusieurs des situations décrites concernent l'activité militaire. Elles illustrent combien intimes sont les liens entre le secret et l'atmosphère fébrile créée par l'état de guerre. Elles devraient, du même coup, attirer l'attention sur les risques que court une démocratie si elle consent sans raison suffisante à se laisser mettre sur un pied de guerre. Déjà la démocratie moderne laisse trop de place au pouvoir exécutif qui carbure au secret; en temps de guerre, l'exécutif peut pousser au zénith son culte du secret.

Cette expansion du secret sous prétexte de guerre, les démocraties peuvent la contrer si elles refusent d'adopter la loi sur les mesures de guerre au simple motif d'insurrection appréhendée. Elles montreraient la même prudence si elles refusaient de se dire en guerre quand elles font face à un crime contre l'humanité. Quand une cause s'enveloppe de secret, il est permis de douter de ses mérites.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020117.html

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