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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 10 janvier 2002

Victime ou terroriste?

Je ne sais comment qualifier ce jeune de 15 ans qui s'est tué en écrasant un petit avion contre un édifice. Son parcours personnel est si flou, sa mort si déconcertante que je n'ose m'interroger sur ce qu'on aurait fait de lui si, par chance ou malheur, il avait survécu à son projet. L'aurait-on jugé pour terrorisme? Aurait-on fait abstraction, comme dans d'autres cas dégradants, de son âge et de sa solitude pour lui infliger le châtiment suprême au nom des valeurs de notre civilisation? Il vivait, mais peut-être ne le savait-il pas, dans un des deux seuls pays qui n'ont pas encore ratifié la déclaration universelle sur les droits des enfants. Sa mort nous évite de subir les plaidoyers vengeurs et les états d'âme. Je tiens pourtant, avant qu'il soit rejoint par toutes les vindictes imaginables, à retenir pendant un instant la possibilité qu'il ait été une victime plutôt qu'un terroriste.

L'hypothèse paraîtra farfelue. Comment peut-on revendiquer la sympathie due aux victimes quand on s'empare d'un avion, qu'on décolle sans l'instructeur indispensable, qu'on s'approche dangereusement d'un appareil transportant une petite foule, qu'on survole de façon équivoque des lieux interdits au commun des mortels et qu'on fait de son mieux pour jeter à bas un édifice public? C'est beaucoup. C'est sûrement trop pour mériter le titre d'agneau immolé.

Attaquons l'hypothèse d'un peu plus près encore. Comment s'intéresser un seul instant à la personne de ce jeune humain quand son geste replonge des millions de personnes dans l'insécurité? Avant lui, on pouvait croire en l'efficacité des coûteuses mesures de sécurité imposées aux aéroports et renouer lentement avec la confiance; après lui, l'inquiétude refait surface et la convalescence collective est retardée. L'individu qui laisse un tel sillage ne correspond guère au profil de la victime. C'est plutôt au terroriste que l'adolescent s'apparente, car il a, à sa manière, donné un deuxième souffle à la terreur. Ainsi, du moins, pourrait-on écrire l'histoire.

Quelque chose, pourtant, cloche là-dedans qui m'incite à maintenir un instant encore l'hypothèse que le jeune kamikaze soit une victime. C'est le fait que, instantanément, on passe l'adolescent par profits et pertes, qu'on fasse abstraction de ce qui l'a conduit au drame et qu'on le réduise lui-même à l'état d'abstraction. Sa mort n'a pas d'importance; seul importe le fait qu'il a révélé, pense-t-on, des failles dans les mesures de sécurité. Il serait mort sous le feu des F-16 mandatés pour abattre tout appareil au vol douteux qu'on crierait victoire : il serait mort, c'est vrai, mais il n'aurait insécurisé personne. De là à conclure que l'adolescent n'a aucune importance et que l'étanchéité des mesures de sécurité fait foi de tout, il n'y même pas le traditionnel pas. Les funérailles de l'adolescent ne réuniront probablement ni les badauds ni les médias. On est pourtant en face d'un enfant auquel on a mille fois affirmé depuis quatre mois qu'il n'est de choix qu'entre le Bien et le Mal, qu'entre une société immensément fière d'elle-même et un mal-être difficile à vivre. Il a choisi, mais peut-être la gamme des choix possibles était-elle trop restreinte. Qu'il ait voulu suivre ben Laden ne prouve pas que la société qu'on lui offrait ait tous les torts; qu'il se soit privé de la vie donne cependant le droit de penser qu'il n'était pas tout à fait à l'aise avec le Bien comme on le lui définissait.

Le pire, c'est que cet adolescent dont la police s'est empressée de piller les secrets semble même avoir raté la diffusion de son message. Déjà, on fouille l'ordinateur familial à des fins qui n'ont évidemment rien à voir avec la compassion. Déjà, on confesse l'école et le voisinage pour vérifier si la drogue et les fréquentations militantes expliquent quelque chose. Déjà, on exige de la grand-mère qu'elle étale les dernières confidences reçues. Quant au message que le suicide voulait peut-être transmettre, on n'en retient que le versant utilitaire, c'est-à-dire, en ces temps de panique savamment gérée, ce qui peut maintenir l'opinion sous influence : les mesures de sécurité justifient toujours les vingt milliards engouffrés, mais peut-être faudra-t-il dépenser davantage. Si l'on parvient, suicide aidant, à imposer cette conclusion, la psychose triomphera. Le jeune suicidé aura été plus rentabilisé que pleuré.

On ne se demandera donc pas si la vie de ce jeune était vivable dans une société mangée par l'hystérie et la suspicion, ni si d'autres choix et d'autres modèles s'offraient que ben Laden et George W. Bush. On enjambera allègrement l'étape pourtant souhaitable du doute et de la réflexion. On sautera à la conclusion qu'il faut, encore et toujours, se méfier, ajouter aux contrôles. Pas un instant, on ne demandera à la vie des jeunes si elle obtient présentement, sans jeu de mots, l'espace vital.

Car ce n'est pas seulement une vie encore inentamée qui disparaît. C'est aussi quelque chose du mystère de la vie, quelque chose du caractère imprévisible, explosif, désarçonnant de la vie qui n'est plus pris en compte et qui n'a même plus droit de cité. Être jeune présente des risques auxquels on ne se résigne plus. On se trompe pourtant sur la vie si l'on exige des parents qu'ils réussissent la performance de « zéro accident » en élevant leur progéniture, si la dictature des statistiques pures et parfaites donne la victoire aux règlements tatillons et aux prudences excessives sur la vie et sur le risque, s'il faut traiter les jeunes contrevenants comme des repris de justice pour apaiser les fondamentalismes. Ce n'est pas vrai qu'il faut installer un policier derrière chaque citoyen, quatre brigadiers scolaires par carrefour, six réviseurs par déclaration de revenu. Dans une société qui se souvient de ce qu'est la vie, on se résigne, sous peine de noyer tout dynamisme sous la méfiance et les contrôles morbides, à ce qu'un adolescent contourne de temps à autre les règles édictées, à ce que les précautions cessent avant que meure le mouvement. Arguer d'un suicide qui aurait pu engendrer une hécatombe qu'il faut, dès la petite enfance, interdire aux enfants de marcher, cela, il est vrai, évitera les hécatombes...

Je n'aime pas le terrorisme, même sous une incarnation juvénile. Dans les circonstances, je demande simplement un tout court questionnement sur ce qui a pu conduire une jeune vie à ne pas aller plus loin. Et je demande à quelles illusions on s'abandonne quand on demande à la surveillance et à la suspicion de construire une société à risque nul.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie