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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 31 décembre 2001

Réflexions sur l'information

Il est devenu banal sinon ennuyeux d'évoquer l'emprise du capital privé sur les États. Tellement banal qu'il s'en trouve beaucoup pour ne plus attacher d'importance à cette évolution et presque autant pour n'en voir que les aspects heureux. Pour être répandues, ignorance et inconscience transforment quand même la citoyenneté en consommation et la société en murmure marchand, pour emprunter l'impression de Jacques Godbout. Dans cette immense mutation sociale et politique, le champ de l'information est à la fois victime et agent, à la fois domestiqué par les conglomérats et artisan de la domestication des sociétés et des États. Le monde de l'information, médias et journalistes compris, n'a pourtant pas fait l'objet de réflexions suffisantes, ni pris pleinement conscience de sa propre transformation.

L'année 2001, une journaliste de Radio-Canada l'a maintes fois rappelé au cours des derniers jours, aura accéléré la concentration de la presse. Alors qu'on pensait le sommet atteint, l'ingéniosité des grands prédateurs a conquis de nouveaux territoires de chasse. Dans les domaines où les conglomérats avaient déjà vidé le marché, on assiste ou bien à une périodique redistribution des cartes ou bien à de démentiels regroupements de regroupements. Certes, la diversité de l'information fait périodiquement l'objet d'hommages de la part des organismes de régulation ou des politiciens, mais les barons de la presse ont depuis longtemps conclu que ces coups de glotte ne les restreindront jamais. Ce verbiage vise à distraire la galerie et à maintenir sinon la vie démocratique, du moins son apparence. Les empires de presse continuent donc à jeter des passerelles entre les salles de rédaction, à tenter de nouvelles économies d'échelle en homogénéisant les éditoriaux et les chroniques, à faire transiter leurs informations internationales par des canaux communs.

Nos gouvernants se disculpent de deux manières. D'abord, en affirmant que les médias canadiens échappent à toute emprise étrangère. Ensuite, en réduisant la concentration de la presse à un phénomène mondial auquel nos collectivités ne peuvent ni ne veulent échapper. Ils ne se rendent évidemment pas compte que les deux arguments se contredisent et que le second n'attend que son heure pour enterrer le premier. Le jour où tel empire canadien éprouvera des difficultés financières, c'est probablement de l'étranger que viendront les renforts et, dans leur sillage, l'absorption. L'autonomie canadienne aura vécu. Selon un autre scénario, le prochain bouleversement pourrait venir des instances dites internationales, FMI et autres OMC, qui aplatissent désormais les philosophies de gestion sous prétexte de répandre l'équité et la libre concurrence. L'une de ces instances pourrait décréter que les fonds publics - par exemple, ceux que la Caisse de dépôt traite comme tels - ne doivent pas fausser les règles du jeu commercial et ne peuvent donc pas remplir un rôle d'actionnaire. Encore là, on peut parier que le remplaçant de la Caisse de dépôt au sein de Québécor viendrait de l'extérieur. La concentration de la presse, déjà excessive, atteindrait un nouveau palier et s'accompagnerait, n'en déplaise à nos myopes complaisants, d'une intrusion étrangère.

Myopes et complaisants? En effet. En jugeant la concentration inévitable et sans risque pour l'autonomie du pays, nos élus manifestent, outre une perception étriquée de leur rôle, une inquiétante incompréhension de ce qu'est l'information dans une société démocratique. Encore là, les maux sont interreliés comme l'étaient tout à l'heure les arguments rassurants : le gouvernant qui sous-estime l'importance de l'uniformisation de l'information se conduit forcément en directeur de succursale au lieu d'assumer un rôle de chef d'État. Il ignore l'essentiel et... se conduit en conséquence! Les citoyens n'ont plus de choix, mais il s'en moque. En ne localisant pas le problème, il se dispense de tout effort d'imagination; en ne contrant pas la concentration de la presse, il contredit ses déclarations sur la société distincte et renonce du coup à défendre des valeurs et une culture particulières.

Bilan paranoïaque? J'aimerais qu'il le soit, mais ce n'est pas le cas. Ce sont, en tout cas, la myopie et la complaisance qui ont stérilisé lamentablement les réflexions (?) des élus québécois sur ce thème au cours de 2001. Ils ont conclu, satisfaits de leur pénétrante intuition, qu'un problème inexistant ne méritait qu'un remède symbolique. Ils n'ont même pas vu qu'une aide aux médias indépendants - et aux initiatives de l'univers virtuel - aiderait à rétablir une essentielle (et démocratique) diversité de pensée.

On n'a pas davantage compris, dans les hautes sphères de Radio-Canada, que le financement public impose une rigueur éthique particulière. Multiplier les chaînes et les canaux tout en les soumettant à une seule philosophie de gestion et d'information, c'est concourir à la concentration et à l'homogénéisation. De même, les ententes de Radio-Canada avec tel et tel quotidien poussent aux hybridations sous influence plutôt qu'à une véritable diversité.

L'honnêteté exige, cependant, que l'on ne charge pas les empires de presse et les élus de tous les torts. Tels qu'ils existent et se conduisent, les services d'information aussi s'absolvent trop aisément des responsabilités qui leur incombent en propre. Ce n'est pas la faute d'un quelconque Péladeau si le moindre « occupant de micro » se comporte impunément en analyste et substitue ses monomanies à l'information, si un lecteur de nouvelles devient miraculeusement interprète de l'actualité, si les revues de presse radiophoniques oublient de s'en tenir à la citation et batifolent vers le commentaire sur le commentaire, si, en somme, tous les genres journalistiques sont confondus au profit du vedettariat nombriliste et au grand dam d'une information structurée et socialement digérable. Tout cela sous l'oeil de cadres ou de réalisateurs qui semblent jeter dans un même sac les cotes d'écoute, la pertinence de l'information et le professionnalisme journalistique. Pour un Michel Désautels, combien d'improvisateurs exubérants et irresponsables? Ne jamais s'interroger sur ces réalités, est-ce une preuve de maturité de la part du journalisme?

Ce n'est pas non plus la faute d'un quelconque Desmarais si les journalistes se renvoient continuellement l'ascenseur, s'invitent les uns les autres sur les ondes publiques ou dans leurs colonnes et pratiquent ainsi, peut-être sans même s'en apercevoir, leur propre concentration de l'information. Toujours tabler sur des valeurs sûres et sur ce qu'on appelle des gros noms, est-ce favoriser la diversité ou accorder préséance à la cote d'écoute? Puisque l'aviation est présentement un sujet à la mode, disons ceci à propos de l'information : il se peut que les propriétaires de médias se conduisent aussi mal que les magnats qui ont fusionné les compagnies d'aviation, mais cela entraîne-t-il que le « pilote » d'une salle de rédaction a le droit de se conduire en pilote d'avion qui n'est comptable de rien?

L'injustifiable sélection du ministre John Manley comme « homme de l'année au Canada » par Time résume et symbolise à peu près tout ce qui précède. Elle est le signe avant-coureur des risques auxquels nous abandonnent la fusion des médias et le conformisme paresseux d'une trop forte proportion des journalistes. Le choix de Manley, cela va sans dire, appartient au monde de la mise en marché; l'information n'a rien à voir là-dedans, pas plus qu'elle n'est respectée par les stupides éphémérides qui permettent aux médias de traverser l'accalmie des fêtes sans payer de temps supplémentaire. Et la mise en marché qui mousse le faciès de M. Manley correspond aux intérêts américains et à eux seuls. Cela, à un moment où l'information canadienne échappe encore, paraît-il, aux ukases d'intérêts étrangers. Pour mesurer l'étrangeté, pour ne pas dire l'indécence du choix effectué par des intérêts américains pour consommation canadienne, rappelons que M. Manley, dans une vie antérieure, ne voyait pas d'objection au versement de fonds publics au sport professionnel et que, dans sa vie la plus actuelle, il a brillé par son absence au sommet de Durban et que toutes ses déclarations publiques sur la scène internationale cautionnent et avalisent les vues de George Bush et d'Ariel Sharon. Quand nos médias traitent comme une information le renchaussement politique d'un ministre canadien par des intérêts étrangers, l'occasion est belle d'imaginer ce que nous vaudront un supplément de concentration et un libre-échange de l'information.

RÉFÉRENCES :

Border Guardian (Time Canada)

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