Dixit Laurent Laplante, édition du 27 décembre 2001

Grandeurs et limites du pragmatisme
par Laurent Laplante

Il en va des éloges comme des injures : elles peinent ou réjouissent de façon bien relative. Selon le sens que donne à ses propos celui qui loue ou blâme; selon l'interprétation de celui qui reçoit le compliment ou la volée de bois vert. Tel journaliste fulmine si on le traite d'intellectuel, tandis que d'autres n'attendent pas la parution de leur première plaquette pour se coiffer de ce beau titre. Tel gouvernant estime sa mission accomplie si on le qualifie d'intransigeant, alors qu'un autre se glorifiera plutôt de savoir rouler avec les coups. Le pragmatisme, sous ses visages modernes, fait partie de ces verdicts dont la géométrie fluctue selon les bouches qui les profèrent ou les oreilles qui les reçoivent. Cela est particulièrement vérifiable aujourd'hui lorsque le pragmatisme entretient des liens privilégiés avec l'américanisme. Tous termes liés à l'univers du caméléon.

Ainsi, l'américanisme, tout comme son contraire, héberge autant de sens que la légendaire auberge espagnole tolère de menus. L'américanisme, pour certains, se confond avec la mondialisation, elle-même confondue avec la globalisation. Il serait l'ennemi à abattre en raison de ses vices congénitaux, de ses tares culturelles, d'une arrogance typique des parvenus. À l'autre bout du spectre, c'est l'antiaméricanisme qui écope. L'antiaméricainisme serait le fait du guignol ingrat qui mord la main qui le nourrit, du nostalgique qui prétend aimer le folklore et bouffe le surgelé, de l'échevelé qui prêche le désarmement, mais demande qu'on rende ses déplacements toujours plus sécuritaires. L'américanisme, pour ses adeptes, serait tout bonnement du réalisme, de l'objectivité, du pragmatisme; pour ses adversaires, il serait cynisme, amoralisme, inculture. L'antiaméricanisme équivaudrait, aux yeux de ceux qui le vilipendent, à une candeur anachronique, à une propension imprudente à chavaucher les chimères et à sculpter les nuages, peut-être même à la mauvaise foi sous sa forme la plus ridicule. Bien sûr, selon ceux qui s'en font une philosophie et un mode de vie, l'antiaméricanisme serait, au contraire, signe de lucidité et dernier espoir de l'humanité. Trop, c'est trop, mais pareil critère ne sert à rien quand il y a du trop des deux côtés de la barricade.

Kipling, décidément, pourrait reprendre du service. « Si tu peux rencontrer triomphe après défaite / Et recevoir ces deux menteurs d'un même front... », écrivait-il en faisant d'un certaine scepticisme l'art de parvenir à la maturité. Peut-être ce militaire d'impériale mentalité nous inviterait-il aujourd'hui à traiter deux excès parallèles ou contradictoires comme... deux excès. Peut-être voudrait-il, avec la vanité dont il était capable, se citer plus longuement : " Si tu peux supporter d'entendre tes paroles travesties par des gueux / Pour exciter des sots ". Façon civilisée de se blinder contre les procès d'intention et de ne pas se laisser désarçonner par les simplismes ambiants. Quand l'insulte occupe trop d'espace, elle révèle le plus souvent le vide de l'argumentation.

Ces mots fourre-tout d'américanisme et d'antiaméricanisme font, en effet, les délices des simplificateurs, des paresseux et des mauvais plaideurs. Ils pratiquent l'assassinat du messager pour rejeter le message déplaisant. Ces termes qui fonctionnent comme de véhémentes faucheuses stérilisent le débat au lieu d'en accentuer la rigueur. Ils nuisent à la lucidité collective en taxant d'antiaméricanisme ceux qui critiquent Bush, au lieu de vérifier si l'actuel occupant de la Maison blanche fait preuve de transparence, de compassion, de fidélité à la parole donnée. Il est tout aussi incongru, cependant, dans la phalange des « anti », d'imputer aux Américains toutes les violences de la planète, tout en insistant discrètement pour que la caisse personnelle de retraite comprenne un maximum d'investissements américains. S'il est permis d'exiger des pragmatiques autoproclamés une argumentation moins triomphaliste et plus structurée, pourquoi n'inviterait-on pas le camp adverse à une consommation plus conforme à ses dénonciations? Le débat ne se résorberait pas pour autant, mais au moins il porterait sur les messages plutôt que sur les messagers.

Jusque-là on ne dépasse guère le brassage des évidences, de la vertu universellement souhaitée jusqu'à la traditionnelle tarte aux pommes de la belle-mère. On n'affronte le vrai problème que si on refuse d'admettre que « tout vaut pareil » et que toutes les thèses méritent un égal respect. Ce n'est pas vrai, pas à mes yeux en tout cas, qu'Arafat et Sharon méritent d'être renvoyés dos à dos avec un poids égal de mérites. Ce n'est pas vrai non plus que la destruction systématique des institutions internationales et leur asservissement aux intérêts hégémoniques des États-Unis constituent un coût acceptable pour le privilège d'être protégés par leur parapluie guerrier. Tempérer et préciser les blâmes et les éloges, ce n'est pas devenir daltoniens. Se méfier du sionisme et de ce qu'il peut perpétrer au soir de la messe de minuit de Bethléem, ce n'est pas de l'antisémitisme. Regretter le dérapage de la politique canadienne d'immigration, ce n'est pas de l'antiaméricanisme.

Suis-je en train de promouvoir deux thèses contradictoires? De blâmer tout azimut tout en suggérant de circonscrire le blâme? Je ne le crois pas. C'est pourtant la remarque qui affleure dans tel des courriels qui me parviennent comme dans les commentaires toujours « opportuns » d'un Bernard-Henri Lévy. Dans les deux cas, l'antiaméricanisme serait le nouveau miroir aux alouettes, la facile contrefaçon de l'analyse, la quintessence d'une myopie moderne. Critiquer la manipulation de l'information que pratique l'administration Bush équivaudrait à nier les mérites de l'Amérique américaine. S'inquiéter du chantage exercé sur l'Angleterre, la Grande-Bretagne, l'Australie aux fins d'en faire des pays moins ouverts à l'immigration, ce serait ne pas apprécier la prospérité économique octroyée à ces pays. Cet empressement à déprécier toute critique en la muant en charge viscérale et injuste n'est pas une contribution éclairée à un débat démocratique, mais une démission, peut-être même une forme d'intimidation. Je mange assez peu de ce pain-là. Autant s'impose le rejet d'un antiaméricanisme primaire, autant presse le retour de l'esprit critique.

La grandeur du pragmatisme, c'est de rendre l'homme conscient des conséquences de ses gestes. « Qui veut faire l'ange fait la bête », disait Pascal que le jansénisme n'empêchait pas d'apprécier correctement le poids du réel. La limite du pragmatisme, c'est la nécessité pour l'homme de ne pas confondre confort et dignité, sécurité et liberté de penser. Il est bon que le pragmatisme nous rappelle ce que nous devons, nous de la sphère industrialisée, à la sauvagerie du capitalisme. Il serait honteux que le pragmatisme réduise la destinée humaine à la recherche de la sécurité.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011227.html

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