Dixit Laurent Laplante, édition du 24 décembre 2001

Quelques questions (peut-être) afghanes
par Laurent Laplante

- M. Laplante, êtes-vous certain que les États-Unis tiennent vraiment à capturer ben Laden?

- Comme disaient mes anciens professeurs thomistes, « encore là, distinguons ». Il m'apparaît patent qu'un ben Laden capturé vivant constituerait un embarras. Il faudrait le juger publiquement, car son procès pourrait difficilement être confié à une cour martiale siégeant à huis clos. Ce procès, plus médiatisé encore que celui d'O.J. Simpson, étalerait des faits embarrassants : connivences pétrolières USA-Arabie saoudite-ben Laden, transfert de technologie américaine au régime taliban, choix par les Américains des cachettes et des grottes d'au moins un réseau taliban, etc. Si l'on peut présenter le cadavre de ben Laden, le risque d'un procès aventureux disparaît. Les morts se montrent généralement discrets.

- Vous croyez que retrouver le cadavre de ben Laden serait un bon dénouement?

- Non, mais un moindre mal. Ne retrouver ben Laden ni mort ni vivant est probablement encore plus avantageux, car cela permet de continuer à le pourchasser. Pas de Satan en liberté, pas de guerre. Pas de guerre, la force perd son prestige.

- Est-il important de savoir où se cache ben Laden?

- Pas du tout. Il suffit de laisser entendre que ben Laden se cache dans un des pays que les États-Unis et leurs alliés veulent rendre plus dociles : Irak, Soudan, Somalie...

- Pakistan?

- Belle question! Le Pakistan est l'exemple parfait de l'allié mobilisé malgré lui et à garder sous haute surveillance. Le régime taliban avait au Pakistan de puissants appuis qui n'ont pas fondu au soleil. L'armée et les services secrets pakistanais, immensément efficaces, vont tout faire pour que l'Afghanistan demeure ingérable. Le Pakistan, en effet, déjà menacé sur un flanc par son traditionnel ennemi indien, ne veut pas se faire coïncer entre deux pays stables. Islamabad a obtenu six milliards de dollars de crédits divers en deux mois, mais cela ne change pas ses intérêts fondamentaux. Ben Laden et maints autres réseaux que celui qu'on lui prête peuvent trouver (ou avoir trouvé) au Pakistan des sympathies ethniques, religieuses et militaires. À noter qu'on fixe la date des élections afghanes, mais qu'on parle peu des élections qui permettront peut-être aux Pakistanais de se défaire de leur général président.

- Le gouvernement provisoire qui s'installe à Kaboul va-t-il remettre l'Afghanistan en état de marche?

-Personne ne sait à quoi peut ressembler un Afghanistan en état de marche, pas plus qu'on ne peut imaginer ce que serait une Tchétchénie à l'occidentale. Si l'on parle de l'Afghanistan médiéval et fragmenté tel qu'il vivait avant l'URSS, cela est pensable, mais cela ne ressemble pas à ce que les pays industrialisés considèrent comme la norme. Si l'on rêve d'un Afghanistan régi depuis Kaboul par un parlement issu d'une élection dite démocratique, on doit s'attendre non seulement à des délais, mais encore à des déceptions. La Kalachnikov y est plus courante que le bulletin de vote.

- On a quand même réussi, à Bonn, à mettre toutes les factions afghanes autour d'une même table et à dégager des consensus...

- Il y a eu tellement de pressions sur les délégués afghans, de tordages de bras si l'on préfère, que la plupart ont accepté n'importe quoi. Ce que tous les Afghans convoqués à Bonn désiraient, c'était un retour rapide à la maison, de manière à décider entre Afghans. Les deux camps vietnamiens ont voulu la même chose autrefois, sans que la France et les États-Unis se résignent à les laisser se parler ou se battre. Pendant que se déroulaient les négociations de Bonn, les chefs de clans demeurés en Afghanistan se taillaient de nouveaux fiefs et, comme toujours, les absents avaient tort. Mieux valait pour chacun céder à Bonn et consentir à n'importe quoi pour retourner défendre son morceau de pouvoir en Afghanistan.

- Est-ce que la force multinationale va aider ou non à stabiliser le pays?

- Encore faudrait-il savoir à quoi va ressembler cette force multinationale et ce qu'on attend d'elle. Les Afghans, de façon à peu près unanime, n'en veulent pas; ils s'y résignent, mais ils auront vite fait de la contourner. D'autre part, le Conseil de sécurité de l'ONU ne sait pas lui-même quel sera le mandat de cette force, quels en seront les effectifs, où elle s'installera, qui la contrôlera, quelle fermeté elle pourra montrer... Elle devra, paraît-il, soutenir le gouvernement de Kaboul. Elle sera, pour trois mois, sous commandement britanique, ce qui veut dire américain. Elle ne devra pas empêcher le commandement militaire américain de poursuivre sa chasse à un introuvable ennemi. Aider Kaboul, obéir au commandement britannique, s'éclipser devant l'effort de guerre américain, cela fait beaucoup de priorités et de patrons pour une seule armée.

- Plusieurs pays se sont quand même engagés à investir dans la reconstruction de l'Afghanistan...

- Veuillez relire les réponses précédentes et vous rappeler la discrète petite clause suivante : l'aide promise ne sera pas livrée si la guerre reprend. Cela devrait permettre des économies aux généreux pays donateurs; elles s'ajouteront aux épargnes déjà prélevées sur les promesses faites à propos du Kosovo, de la Bosnie, de la Sierra Leone.

- Peut-on au moins compter sur une nette amélioration du sort des femmes et sur la restauration d'un système d'éducation respectable?

- Je le crois et je l'espère, mais je m'invite moi-même à la plus grande vigilance. Dès l'entrée en scène du gouvernement provisoire, il était affirmé sans ambages, en effet, que la loi islamique s'appliquera. Reste à savoir si elle s'appliquera brutalement, comme en Arabie saoudite ou comme sous l'ancien régime taliban, ou avec la modération d'autres pays islamiques. Chose certaine, les brimades imputables au régime taliban n'ont jamais dérangé l'Occident avant les attentats du 11 septembre. Si la menace qui planait sur l'Amérique se résorbe, il est à craindre que l'Afghanistan retourne discrètement aux méthodes qui prévalaient avant le régime taliban. L'amélioration serait réelle, mais timide.

- Êtes-vous en train de dire que la guerre n'est pas gagnée?

- Votre opinion vaut la mienne. Pour ma part, je ne vois pas comment la guerre pourrait être gagnée puisqu'il n'y a pas eu de guerre. Il y a eu crime contre l'humanité, puis une réplique guerrière. On a immolé plus d'innocents Afghans que les gestes criminels de New York et de Washington n'ont tué d'innocents Américains. On a parlé de guerre contre le terrorisme, mais on ne s'est jamais dressé contre le blanchiment d'argent ou contre la mobilité des capitaux spécualtifs; tant qu'on n'ouvrira pas ces fronts, le terrorisme conservera sa force de frappe. On continuera de ne pas voir le lien entre le terrorisme et le capitalisme sauvage.

- Et la paix?

- Il m'est difficile d'y croire, plus difficile encore d'adhérer à ce qu'on nous propose comme paix. Les bombardements continuent en Afghanistan. On a abattu un régime odieux, mais on l'a fait en pactisant avec des alliés inquiétants et en renforçant des régimes militaires et corrompus. On a propagé une conception simpliste et dangereuse de la sécurité collective. On a répandu une méfiance à propension raciale.

Comment souhaiter « paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », quand on présume aussi massivement la mauvaise volonté?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011224.html

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