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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 décembre 2001

L'entrée en méfiance

Certains entrent en politique ou en littérature comme on entrait autrefois en religion. Le Canada, quant à lui, a clairement donné avis, par un triple projet de loi et par le budget Martin, de son entrée en méfiance. Notre pays n'a lésiné ni sur l'ampleur ni sur la diversité des sacrifices consentis à une philosophie imprégnée de suspicion et de vindicte. Que le Canada explique son virage par les pressions américaines exercées sur sa souveraineté politique et culturelle ne constitue pas une excuse admissible, mais, au contraire, un facteur aggravant. Trop se méfier est déjà morbide ; se méfier sur ordre, cela relève du pire masochisme.

Le Canada termine l'année 2001 comme il avait décidé de la vivre, c'est-à-dire dans une déférence exagérée à l'égard de l'hégémonie américaine. Dans les forums internationaux de 2001, le Canada a constamment et servilement suivi l'ornière creusée par les politiques de l'administration Bush. L'une des plus graves démissions canadiennes concerne évidemment le Proche-Orient : non seulement notre pays a appris à confondre agresseurs et victimes, occupation israélienne et résistance palestinienne, mais encore il a réussi, par sa myopie et son alignement sur Washington, à imputer au seul Yasser Arafat l'ensemble de la violence. Quand les attentats du 11 septembre ont lancé les États-Unis sur le sentier de la guerre, le Canada était donc déjà disposé et habitué à se placer sous obédience américaine. Washington n'allait pas rater l'occasion. Un État de plus sans avoir à le payer, c'est toujours bon à prendre.

Le Canada n'aura pas mis trois mois à modifier sa législation pour l'épicer au goût américain. Si une loi canadienne protège les renseignements personnels et interdit explicitement de les transmettre à un pays étranger, on l'amende, de manière à ce que les États-Unis aient accès aux dossiers des citoyens canadiens faisant route vers un aéroport américain. Si les États-Unis, morbidement attachés à leur droit constitutionnel de laisser les citoyens porter des armes, en déduisent que la sécurité aérienne passe par la présence de policiers armés à bord des avions, le Canada, docilement, fait taire ses réticences et se plie à cette exigence outrancière et dangereuse. Si les États-Unis estiment qu'il faut imposer la détention à ceux qui se présentent aux frontières sans les documents souhaitables, le Canada emboîte le pas, oubliant ses traditions. Si les États-Unis s'arrogent le droit de frapper eux-mêmes quiconque leur déplaît, le Canada renonce à ses casques bleus et se place sans honte sous commandement américain plutôt que sous la houlette de l'ONU. Ainsi, la méfiance, compréhensible de la part d'un pays qui soumet la planète à ses intérêts nationaux et suscite l'envie et l'agressivité, s'implante chez nous, c'est-à-dire dans un pays qui n'engendre pas ces sentiments et qui n'encourt pas les risques qui s'y rattachent. Achetons-nous des doberman pour protéger notre modeste bungalow, parce que le caïd voisin a besoin de gardes-chiourme et de molosses pour tenir ses censitaires à distance. Méfiance coûteuse, injustifiée et provocatrice.

Cette méfiance, les projets de lois C-36, C-42 et C-44 et le récent budget Martin, l'enracinent solidement et durablement dans nos institutions. Qu'on n'aille pas croire que ces lois sont vouées aux réexamens périodiques; jamais on ne les corrigera à la baisse. Nos corps policiers reçoivent de nouveaux pouvoirs dont ils n'ont nul besoin. Nos frontières deviennent hostiles aux réfugiés et presque gérées selon les préjugés de la ségrégation et du racisme. Le plaidoyer punitif d'un Stockwell Day reçoit un tel endossement du gouvernement libéral que ce troublion politique bénéficie d'une deuxième vie et peut espérer nuire encore. Le Canada affaiblit notablement la présomption d'innocence et se laisse convaincre de détenir discrètement ceux qui, sans jeu de mots, ne peuvent montrer patte blanche. Tout cela, sans motif autre que pécuniaire et commercial.

Le budget Martin confirme cet enlisement. Sans surprise, M. Martin oublie, comme il l'a toujours fait, les chômeurs, les assistés sociaux, de manière générale les plus démunis. On maintient les dégrèvements fiscaux, mais que peuvent en retirer ceux qui n'ont pas de revenus? S'il doit procéder à des arbitrages délicats à propos de ses ultimes milliards de surplus, il tranche en faveur de la Gendarmerie, de l'armée, des technologies qui surveilleront nos frontières. M. Martin se permet aussi, fidèle à lui-même et aux discours qu'il tient avec une stérile régularité au G-20, d'entonner une fois de plus sa complainte trompeuse au sujet de l'aide internationale. Il va cependant un cran plus loin dans le maquillage des faits. D'une part, l'aide promise, en plus d'être symbolique, ne sera versée que si l'économie redémarre et regonfle les excédents. Si l'économie demeure vacillante, l'aide disparaît. Mieux vaudrait que personne ne compte sur elle. D'autre part, M. Martin oublie de dire que le Canada, conformément aux volontés américaines, impute à son budget d'aide les centaines de millions accordés par l'ACDI... au régime militaire du Pakistan! Autrement dit, M. Martin se méfie des chômeurs gaspésiens et des réfugiés afghans plus que du Pakistan ou de l'Arabie saoudite.

Au chapitre de la santé, le budget Martin n'a rien à dire ou à offrir. Il convient, estime-t-il, de se méfier des provinces qui pourraient, incompétentes et plaignardes comme elles le sont, s'inventer des besoins et perpétuer leurs gaspillages traditionnels. À en croire la vérificatrice générale, le gouvernement central en serait même à se méfier de la Chambre des communes : des programmes s'improvisent sans l'aval du Parlement, des chèques compensant l'augmentation des coûts de chauffage surgissent comme des pissenlits printaniers et partent à destination de morts, de détenus et de nantis, mais cela ne saurait susciter le scandale puisque cela est le fait de MM. Chrétien et Martin. Comme aurait dit La Fontaine, la méfiance est une vertu ou un crime « selon que vous serez puissants ou misérables ».

Nous sommes, malgré nous, entrés en méfiance. Nous définissons le terrorisme de manière tellement poreuse que le Canada bafouerait son propre texte s'il invitait demain Nelson Mandela, terroriste avoué et peu repentant, à nous visiter. Nous utilisons la charte des droits si chère au défunt Pierre Trudeau pour bloquer la marche québécoise à la souveraineté, mais nous la réduisons au rôle d'une carpette méprisable si le Pentagone réclame le rétrécissement de ces droits. Alors même qu'on nous presse de signer sans les lire les plus ambitieux des traités de libre-échange, les efforts canado-américains convergent vers un scandaleux paradoxe : il faut accroître la mobilité des capitaux et réduire la mobilité des humains, surtout des humains de l'hémisphère sud.

Législation méfiante, budget paranoïaque. Entrée en méfiance.

RÉFÉRENCES :

Budget de 2001

Projet de loi C-35 : Loi modifiant la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales (adopté le 29 novembre 2001)

Projet de loi C-36 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur les secrets officiels, la Loi sur la preuve au Canada, la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et d'autres lois, et édictant des mesures à l'égard de l'enregistrement des organismes de bienfaisance, en vue de combattre le terrorisme (adopté le 28 novembre 2001)

Projet de loi C-42 : Loi modifiant certaines lois fédérales et édictant des mesures de mise en oeuvre de la convention sur les armes biologiques ou à toxines, en vue de renforcer la sécurité publique

Projet de loi C-44 : Loi modifiant la Loi sur l'aéronautique (adopté le 6 décembre 2001)

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