Dixit Laurent Laplante, édition du 6 décembre 2001

Et après Arafat?
par Laurent Laplante

Ce n'est pas seulement l'armée israélienne qui est redoutable. C'est aussi la formidable machine de propagande qu'Israël et ses relais peuvent mettre à contribution pour discréditer Yasser Arafat, pour décrire la résistance palestinienne comme un terrorisme bestial, pour qualifier les meurtres ciblés de gestes de légitime défense. Quand, de surcroît, les extrémistes palestiniens s'en prennent à des civils et plongent la population israélienne dans l'insécurité, tout concourt à isoler Arafat : les uns lui reprochent d'être trop conciliant à l'égard d'Israël, les autres de ne pas réprimer avec assez de fermeté la violence palestinienne. Que sera le Proche-Orient une fois Arafat éliminé? Un terrain de chasse pour Israël, l'occasion d'un nouveau triomphe sioniste, une explosive humiliation de plus dans le monde musulman. Autrement dit, presque rien.

Du côté israélien, l'élimination d'Arafat fait depuis longtemps partie des calculs. Si on ne l'a pas encore assassiné, ce n'est pas faute d'y avoir songé ni d'avoir établi les plans ni même d'en avoir eu les moyens. L'élimination physique risquait tout bonnement, jusqu'à ces jours derniers, de provoquer trop de remous. Dès lors que l'attention se concentre sur l'Afghanistan et que les gestes de la résistance palestinienne provoquent la réprobation, la latitude offerte à Israël grandit. Sharon, depuis le départ, veut faire disparaître Arafat; la conjoncture favorise aujourd'hui le premier ministre d'Israël.

Du côté américain, le contexte évolue dans le même sens. Tant qu'une incertitude subsistait à propos des taliban, Washington préférait manifester une certaine politesse à l'égard du monde musulman. Maintenant qu'on semble s'orienter vers l'écrasement des plus récents maîtres de Kaboul, le président Bush oublie ce qu'il a dit à propos d'un État palestinien, court au secours d'Israël, donne à Sharon la permission de frapper de façon aussi démesurée qu'il le juge bon. Avant même que le président Bush rattache les assauts israéliens au droit universel de légitime défense, on avait d'ailleurs compris : mettre à prix la tête de ben Laden interdit aux États-Unis d'éprouver du dégoût devant les meurtres qu'Israël commet avec une conscience égale. Le contexte créé par les kamikazes palestiniens a autorisé le président américain à se montrer plus franc. On mesure aujourd'hui le peu de cas qu'il fallait faire de sa promesse d'un État palestinien viable.

Pour Israël et pour les États-Unis, l'élimination de Yasser Arafat rend possible et même facile l'atomisation de la résistance palestinienne. S'il n'y a plus de récipiendaire du prix Nobel de la paix astreinte à la résidence surveillée, les militaires de Rangoon peuvent jouir d'un pouvoir usurpé; quand la figure d'Arafat disparaîtra des actualités télévisées, l'anonymat et l'oubli s'étendront sur l'écrasement de la résistance palestinienne. Nul porte-parole des Palestiniens ne méritera l'attention des réseaux américains. Tel est donc l'objectif : profiter de la conjoncture pour faire disparaître Arafat et priver les Palestiniens de la seule figure encore capable de troubler la bonne conscience des auditoires occidentaux. Une fois de plus, les attentats du 11 septembre serviront de prétexte aux coups de force de l'empire et de ses alliés : hystérie aidant, ce qui était souhaité devient possible.

Évidemment, l'Europe, toujours donneuse de leçons, y va de ses mots historiques. Le président Chirac équilibre ses multiples salamalecs à Washington en se promenant dans le Maghreb. Double profit : un pied de nez à Lionel Jospin qu'il tente de distancer dans la course à la présidence française et un geste en direction du monde arabe. Le ministre Hubert Védrine, quant à lui, prêche la modération, oubliant au passage que c'est l'Europe et non pas le monde musulman qui a perpétré l'holocauste et qui en a imposé l'expiation au Proche-Orient. Tony Blair, quant à lui, fait semblant de ne pas savoir que les négociateurs de la conférence de Bonn n'aspirent qu'à une reprise sanglante des affrontements séculaires et il en oublie son propre engagement en faveur d'un État palestinien. Laissées sur la touche comme le Canada et comme d'ailleurs une trentaine de pays, la France et l'Angleterre cuvent vaillamment leur humiliation : les Américains leur ont clairement signifié qu'ils sont présentement inutiles en Afghanistan. Toujours apparentés au Nintendo, les bombardements américains et leurs guidages informatiques se passent allègrement d'observateurs curieux. Quant au sang afghan qu'il convient quand même de verser, on préfère s'en remettre aux Afghans eux-mêmes plutôt que de faire appel à des Occidentaux toujours sujets à la culpabilité. Tout à l'heure, quand il s'agira de nourrir et de vêtir les survivants, il sera toujours temps de faire appel aux scouts et aux infirmières des pays alliés et satellites. Cette fois, Washington ne s'adonne même pas à la danse rituelle des salutations à l'OTAN et à l'ONU; de bout en bout, l'opération est américaine. Impérialement.

On voit à quel point, quoi qu'on ait dit à propos des déclarations fumeuses de ben Laden, la guerre en Afghanistan exprime la même détermination politique et militaire que l'épuration en cours au Proche-Orient. Dans les deux cas, les États-Unis choisissent leurs alliés, leur abandonnent la bride sur le cou, se dispensent des simagrées diplomatiques. Il ne sert à rien de rappeler que les anciennes alliances, y compris celle qui a conduit les Américains à équiper le régime taliban, peuvent faire honte quelques années plus tard. Les États-Unis, en effet, ont les moyens de racheter leurs erreurs en les enterrant. Au besoin, ils retourneront tout à l'heure en Afghanistan pour déstabiliser ceux qu'ils pressent aujourd'hui de conclure la paix.

Arafat, dans tout cela, ne pèse pas lourd. Porte-parole de quelques millions de déracinés, il a longtemps espéré en vain l'émergence d'une certaine solidarité arabe. Il a, bien sûr, péché par présomption stratégique comme par corruption, mais il a surtout subi le sort de ceux qu'on manipule dans les pires marchandages et auxquels on demande toujours plus que ce qu'ils peuvent donner. Face à un État israélien qui, confessionnel autant que maints pays musulmans, laisse ses extrémistes ériger une bible vengeresse et sectaire en arbitre des droits, Arafat ne pouvait espérer que des sursis. Ils sont épuisés. On ne saura sans doute jamais pourquoi des gens comme Shimon Péres ont choisi de se discréditer avec Ariel Sharon au lieu de cheminer avec Arafat jusqu'à l'indispensable paix. Abandonné de tous, Arafat n'aura même pas réussi à remporter la bataille des mots contre l'omniprésente propagande israélienne : les résistants palestiniens, au lieu d'être perçus comme des équivalents modernes des maquisards français, sont stigmatisés comme des terroristes.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011206.html

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