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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 29 novembre 2001

Les règnes barbares

À moins de posséder l'infaillible livre du maître ou de localiser au pied levé le maître en question, il devient difficile aujourd'hui de départager la civilisation et la barbarie, la démocratie et ses contrefaçons, le respect de la justice et le règne de la force brute. Le flou gagne du terrain, la barbarie en profite. Consentir au jeu électoral n'est pas un critère étanche, ainsi que l'a démontré la dernière élection américaine. Se dire démocrate ne suffit pas non plus, sinon le Mexique et l'Indonésie auraient depuis longtemps réussi l'examen. Cela est connu. Quelque chose pourtant enténèbre l'embrouillamini : le mépris dans lequel tombent aujourd'hui les institutions les plus fondamentales et la barbarie que leur substitue sans vergogne, ici et ailleurs, un pouvoir exécutif myope, trompeur et simpliste. Contrairement à ce que croyaient les anciens Grecs, puis les Romains, les Barbares pullulent non seulement aux frontières, mais aussi à l'intérieur des murs de la cité.

On s'étonne, en effet, de devoir rappeler que le pouvoir exécutif n'a de légitimité que celle qui lui vient des élus. En bonne doctrine démocratique, l'exécutif exécute ce qu'ont librement décidé les représentants du peuple. Mais que devient aujourd'hui la théorie? Placer les élus devant le fait accompli, leur extorquer un aval à force de mensonges et de mi-vérités, faire passer les opposants pour de mauvais patriotes, truffer un projet de loi d'équivoques en forme de bombes à retardement, voilà qui déshonore un pouvoir exécutif. C'est pourtant le comportement que s'autorise le pouvoir exécutif aux États-Unis, au Canada, en Angleterre, en France, en Allemagne... Sous réserve de différences assez minimes, les divers régimes s'accordent, en effet, pour dispenser le pouvoir exécutif des démonstrations exigibles, pour extraire d'une unique journée catastrophique le renversement de valeurs centenaires, pour transformer en déclaration de guerre ce qui est, jusqu'à preuve du contraire, un crime contre l'humanité. La démocratie s'accommode mal de ces raccourcis et de ces coups de force; quiconque s'en trouve bien nous éloigne de la civilisation et nous ramène aux temps barbares. Si, en effet, il est vrai que, face à un crime, il est logique de remonter à celui qui en profite, l'occasion est offerte de vérifier que, contrairement aux pouvoirs judiciaire et législatif, c'est, dans chacun de nos pays, l'exécutif qui tire présentement avantage du coup de force. Il se refusait déjà, depuis quelques décennies, à respecter les élus et les juges; il pousse maintenant plus loin : à quoi bon parler de séparation des pouvoirs, quand il n'y en a plus qu'un?

Le pouvoir exécutif, cela aussi devrait être connu, s'accommode mal de la transparence. Autant on a exigé de la justice qu'elle rende ses arrêts à ciel ouvert et des parlements qu'ils se prêtent à tous les regards, autant l'exécutif obtient de tolérance à l'égard de ses cachotteries congénitales. Pendant que les législateurs débattent sous l'oeil de la presse et que les tribunaux décodent publiquement le sens des lois, le pouvoir exécutif multiplie les rencontres discrètes, négocie à huis clos la teneur des maquignonnages, troque l'aide internationale contre le soutien militaire. La révolution qui nous est imposée répond à ces exigences excessives du pouvoir exécutif et à sa propension au secret : elle exige l'acte de foi, elle affirme sans prouver, elle centralise tous les pouvoirs entre les mains d'un président ou d'un premier ministre, elle accroît les emprises policières sur la société au nom de menaces délibérément gonflées. Il n'y a plus équilibre des pouvoirs, mais hégémonie de l'exécutif. Le secret aide l'exécutif, l'exécutif pousse au secret.

Il va de soi que le secret convient aux barbares. Grâce à lui, on peut décréter des massacres sans encourir la réprobation. Quand règne le secret et que la presse, intimidée et veule, détourne le regard des vrais enjeux, le pouvoir exécutif peut transformer un général en authentique président, une poussière de clans en alliance homogène, des marines en porteurs de purée pour bébés, la gourmandise pétrolière en combat contre les génocides, les meurtres délibérés en légitime défense... On en arrive ainsi à exiger, sans rire, que le cessez-le-feu ait duré sept jours avant d'entreprendre la négociation sur le cessez-le-feu! Comme quoi le secret permet aux exécutifs de tous les horizons de s'adonner aux pires infâmies, banalise le mensonge et rend les citoyens plus crédules que les moutons de Panurge.

Ce n'est pas tout. Jouissant de l'omnipotence sans les contrepoids souhaitables, le pouvoir exécutif pousse en touche les valeurs et les principes lentement mis au point par la civilisation. Un ministre de la Défense ne voit rien d'incongru à souhaiter haut et fort que l'adversaire soit tué plutôt que jugé. Il redonne ainsi, sans même s'en rendre compte, une légitimité à la méprisable sanction expéditive du lynchage. Il affiche du même coup son mépris pour l'inutile caution judiciaire. Dans la même veine, un chef d'État, suivi par un cabinet d'une dégradante servilité, lance des tueurs en uniforme contre des adversaires accusés de terrorisme, mais dont les crimes ne sont pas prouvés. Pouvoir judiciaire? Perte de temps. Aux États-Unis et au Canada, pour ne rien dire de ce qui se passe ailleurs, des centaines de personnes subissent la détention depuis des semaines, pendant que le pouvoir exécutif amuse les élus en demandant que la limite de la détention sans accusation soit limitée désormais à... trois jours! Cohérence? À quoi bon?

Dans ce retour au simplisme barbare, les institutions et les valeurs font partie des victimes : présomption d'innocence, recours aux tribunaux... Sur cette lancée, les victimes civiles sont dépréciées en dommages collatéraux, des armes dénoncées par tous les protocoles internationaux reprennent discrètement du service, le chemin des écoliers devient le lieu où des barbares placent des bombes à retardement, une prison où, paraît-il, se déroule une émeute est rasée par les bombardiers... Que faudrait-il ajouter pour que le visage de la barbarie apparaisse dans tout ce qu'il révèle de contraire à la civilisation et pour que la honte nous vienne au front.

Il n'y a pas de guerre propre, déclare le suave Shimon Peres. Peut-être a-t-il raison. Mais au lieu d'en déduire qu'il faut accepter la guerre et ses horreurs, pourquoi ne conclut-il pas qu'il faut raréfier les comportements guerriers?


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie