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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 26 novembre 2001

En déficit de transparence?

Tout citoyen normalement constitué préfère croire à la moralité de ses gouvernements. Certes, dans l'hypothèse d'une collision entre deux légitimités comparables, il optera pour celle de son pays plutôt que pour le bon droit du rival. C'est cependant sous-estimer l'exigence éthique des citoyens que de les présumer assez cyniques pour bénir les comportements douteux, cachottiers ou carrément malhonnêtes de leurs gouvernants. C'est pourtant ce qui semble se produire ou s'être produit à propos du bois d'oeuvre, de l'aide à Bombardier, de l'amiante. Juge-t-on les citoyens incapables d'admettre que leur pays a parfois tort?

La question ne consiste pas, cette fois, à savoir si, oui ou non, les États-Unis pratiquent sur nombre de fronts un protectionnisme incapable d'avouer son nom. La réponse serait affirmative. Tout comme elle le serait si on scrutait le comportement de la France en matière de doublage cinématographique ou de distribution de la littérature. L'examen, cette fois, porte sur nous, sur la possibilité rarement envisagée que nous recourions nous aussi à diverses astuces pour minimiser les conséquences de notre si vanté libéralisme économique. Regardons-nous un instant et vérifions si nous détenons vraiment un certificat blindé de parfaite moralité publique.

Depuis des années, on nous sérénade que les Américains trahissent leurs engagements internationaux lorsqu'ils tentent par tous les moyens de limiter l'entrée du bois d'oeuvre canadien dans leur territoire. Nous serions les bons, ils seraient les tricheurs. Du moins est-ce ce que nos médias répètent, sans se donner la peine de préciser les griefs américains. Pourquoi se désâmer, semble-t-on se dire dans le glorieux monde des médias, puisque les citoyens canadiens adhérent spontanément à ce verdict? Peut-être d'ailleurs est-ce vrai que nous sommes exempts jusqu'à l'os de tout favoritisme interdit par les règles du commerce international. Peut-être. De toutes manières, on juge superflu d'en fournir la preuve.

Mais voilà que, de Québec comme d'Ottawa, nous parvient soudain un autre son de cloche : des changements pourraient être apportés à nos différents régimes forestiers pour complaire aux exigences américaines. Voilà qui étonne de la part de régimes réputés parfaits et de la part d'un pays qui se dit assuré de la victoire judiciaire finale. On peut penser, même si les Américains n'attendent pas toujours d'avoir la justice de leur côté pour hausser leurs exigences, que nos gouvernants n'osent plus se dire blancs comme neige. Quel genre de concessions sommes-nous prêts à envisager? Cédons-nous à la panique à cause des mises à pied qui frappent nos scieries? Admettons-nous de vieux torts? On ne répond pas à ces questions; on se borne à affirmer que des accommodements sont possibles. En l'absence de la transparence la plus élémentaire, nous en sommes réduits, comme citoyens, à une brutale alternative : ou bien les États-Unis piétinent notre bon droit, ou bien nous avons toujours dissimulé quelques squelettes dans nos commodes.

La concurrence entre Bombardier et le brésilien Embraer se présente de façon analogue. Embraer, on nous en a convaincus, compte sur la tricherie pour concurrencer notre irréprochable Bombardier. Le gouvernement brésilien dorloterait Embraer pour compenser ses insuffisances, tandis que nos gouvernements à nous n'encourageraient le génial Bombardier que de loin et que par des sourires empreints de fierté. L'heure approche pourtant où d'autres hypothèses exigeront notre attention. Quand, en effet, Québec et Ottawa consentent d'avantageux crédits de centaines de millions à des transporteurs américains pour les intéresser aux appareils construits par Bombardier, se pourrait-il que cela confine à une concurrence illégale et même contrevienne nettement aux règles du commerce international? Face à cette hypothèse, sommes-nous capables de pratiquer ce que nous prêchons, c'est-à-dire une concurrence respectueuse non seulement des règles, mais encore de l'éthique? Pourquoi monter aux barricades le poignard entre les dents et dénoncer les tricheurs si, nous aussi, nous en prenons à notre aise avec les accords que nous avons signés? Pourquoi nos gouvernants affirment-ils, à l'encontre des apparences et même de certains verdicts rendus par des instances internationales, que notre soutien à l'industrie aéronautique est tout à fait acceptable? Sommes-nous donc si chauvins que nos élus n'osent plus nous avouer nos communes entourloupettes?

Un autre dossier encore incite aux mêmes questions : celui de l'amiante. Dans ce cas, on n'en finit plus de défendre une cause perdue et que nos gouvernants savent perdue. Dès le début de son premier mandat, le gouvernement du Parti québécois a tenu à respecter son engagement électoral de nationaliser l'exploitation de l'amiante. Il l'a fait contre le gré des propriétaires américains et aussi contre la conjoncture, c'est-à-dire au moment même où les scientifiques commençaient à dénoncer la nocivité de la fibre. Depuis qu'il est devenu propriétaire, le Québec éprouve des difficultés croissantes à vendre son produit. Il s'en trouve pourtant pour réclamer encore l'aide de l'État, pour décrier les recherches qui, avec une indiscutable convergence, rangent l'amiante parmi les matériaux indésirables, pour miser sur une impensable relance. Pour ceux-là, l'heure n'est pas encore venue d'admettre que le Québec s'est trompé, ni de tourner la page. Ce n'est pourtant pas parce que l'amiante vient du sol québécois qu'elle mérite d'empoisonner librement les écoles du monde entier. Dans le troisième tome de sa biographie de René Lévesque, Pierre Godin résume en quelques lignes les conséquences de cet entêtement et l'ampleur du camouflage :

Un rêve qui aura coûté 435 millions de dollars aux contribuables, parce que le gouvernement n'aura pas eu le courage politique de reculer. Une promesse électorale qui n'aura pourtant jamais mobilisé la foule autant que la nationalisation de l'électricité, quinze ans plus tôt. À peine 38 pour cent des électeurs sondés par le PQ y étaient favorables. Ce dossier noir hantera René Lévesque, qui ne s'en vantera jamais. Pas un mot sur le sujet dans ses mémoires.

J'entends d'ici la protestation des « pragmatiques ». Face à la concurrence féroce qui oppose les pays les uns aux autres, nul ne survit à moins de hurler avec les loups. Tricher avec des tricheurs, ce n'est pas tricher, mais simplement se soustraire au masochisme. S'il en va ainsi, faisons au moins l'économie du mensonge chauvin. Cessons de nous décrire comme des monuments de moralité et de candeur et de réclamer l'auréole due aux vertueux. Les citoyens, ainsi initiés aux brutalités de la transparence, auront alors le choix : élire des gouvernants plus scrupuleux ou maintenir en place des cyniques au discours mensonger. Présentement, il y a trop peu de transparence pour qu'on sache quel verdict moral nous méritons.

RÉFÉRENCES :

René Lévesque - L'espoir et le chagrin (1976-1980), Pierre Godin, Boréal, 2001, p. 323.

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