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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 novembre 2001

À quand le sursaut?

Suis-je donc affligé d'un antiaméricanisme dogmatique et viscéral? J'espère que non, mais je ne parviens toujours pas à percevoir dans la rhétorique actuelle de la Maison-Blanche autre chose que de la rhétorique. Autre chose que de la manipulation. Autre chose qu'un maquillage trompeur d'ambitions inavouées. Tout, bien sûr, milite contre mon scepticisme, depuis l'énorme approbation que recueille cette rhétorique auprès des Américains eux-mêmes jusqu'à l'empressement avec lequel les pays industrialisés modifient leur définition du terrorisme selon les voeux de la présidence américaine en passant par le tonitruant silence de dizaines de membres de l'ONU. Ces appuis à la démesure et à la distorsion de perspective, je le dis sans prétention, me déconcertent, mais ne me convainquent pas. J'ai hâte, cependant, que se lézarde ce soutien massif et que la presse américaine et les penseurs de tous les horizons connaissent enfin un sursaut libérateur. Cela me dispenserait de faire appel à la psychiatrie pour me défaire d'une vilaine fixation.

Le raffinement avec lequel la Maison-Blanche distille l'information est tel qu'on doit conclure non seulement à une volonté précise de conditionnement des esprits, mais encore à l'intervention constante d'excellents spécialistes de la mise en marché. Il ne se passe pas un jour sans qu'une rumeur reçoive un coup de pouce ou qu'une nouvelle menace soit évoquée. Avant que l'opinion ait eu le loisir d'évaluer à tête reposée la vraisemblance de l'affirmation de la veille, une autre information attire l'attention et fait tomber l'élément précédent dans la désuétude. Un jour, c'est le FBI qui bat le tambour pour annoncer le démantèlement d'un redoutable (?) réseau somalien qui, depuis des établissements de faible gabarit, format « dépanneur », aurait financé le terrorisme international. Un autre jour, c'est le président Bush lui-même qui évoque le plus sérieusement du monde les efforts de ben Laden pour se procurer l'arme nucléaire, ce à quoi ben Laden répond, le plus sérieusement du monde lui aussi, qu'il détient déjà l'arme en question, en sus de quelques vilains produits chimiques. Tantôt on exhume d'on ne sait où les testaments rédigés par de verbeux terroristes le soir précédant leur immolation. Tantôt on dirige les soupçons suscités par la maladie du charbon vers des extrémistes américains, tantôt on les réoriente en direction de Saddam Hussein, avant de revenir à la Nouvelle-Angleterre. Puis, le FBI revient à la charge avec un portrait si précis du méchant « charbonnier » que l'on peut prévoir quelques dizaines de milliers de dénonciations. À chaque jour suffit sa rumeur ou son mensonge atterrant.

Il est frappant que cette déferlante de renseignements ne provoque aucune sédimentation : les informations ne se consolident pas en strates successives, elles se remplacent les unes les autres, puis passent à la trappe avant un examen sérieux. Elles n'ont que du rythme, pas de mélodie, comme si la batterie, par son beat, tentait de produire l'hypnose à elle seule. Cela est voulu, orchestré (sans jeu de mots), efficace.

Que cela soit efficace auprès de l'opinion, on s'y résigne. Mais que cela soit, deux mois après les attentats, encore suffisant pour rendre aphone la puissante presse américaine, voilà qui déconcerte. Les médias américains, confrérie à la nuque généralement rebelle, jouent présentement le rôle de courroie de transmission au service d'une unique source d'information, alors que toutes leurs traditions devraient les inciter à la curiosité la plus intempestive et aux interrogations les plus incisives. Quant aux amuseurs qui peuplent les shows et qui assument en temps normal le rôle moqueur du fou du roi, ils s'adonnent aujourd'hui à une surenchère patriotarde digne des pires concours entre bons élèves. Hollywood elle-même, pourtant prompte à rentabiliser le moindre drame jusqu'à en extraire la dernière goutte de sang, a mis au congélateur tous les scénarios qui pouvaient évoquer un avion. Le président Bush profite de cette propension inattendue à l'autocensure pour inciter l'industrie à se détourner de la violence au complet. De la part d'un monsieur attaché à la peine de mort et à la prolifération des armes à feu, le prêche a de quoi surprendre. Mais, je le répète, ce n'est pas la docilité de l'opinion qui étonne, mais la myopie délibérée et servile des observateurs aguerris. Là où il conviendrait qu'ils se scandalisent ou s'esclaffent, ils jouent les meneuses de claque. C'est pourtant de ce monde des médias et des intellectuels qu'il faut attendre un sursaut, une lucidité critique analogue à celle qui a transformé la guerre du Vietnam en objet de débat domestique et qui a contraint les guerriers du Pentagone au désengagement.

Le besoin le plus essentiel n'est pas celui d'images à chaud et en direct. Qu'on démontre la précision du missile qui paralyse une centrale électrique et plonge bestialement une population dans le noir et le froid, voilà qui n'intéressera que les vengeurs et les consommateurs d'effets spéciaux. Certes, il ne serait pas mauvais qu'on entrepose un certain nombre d'images de ce type pour que l'histoire sache comment se comportaient en 2001 les défenseurs de la dignité et de la liberté, mais le film à la CNN importe moins que la réflexion et l'examen critique. Le risque grandit d'ailleurs de jour en jour, à mesure que la destruction massive de toutes choses progresse au gré du simplisme militaire, que nous soyons tout à l'heure alimentés et gavés en images triomphantes et que nous soyons détournés encore davantage des vraies questions.

Les vraies questions portent sur les valeurs, les principes, les institutions, pas sur les comparaisons entre, d'une part, les tunnels et les grottes d'un régime détestable et, d'autre part, les missiles et les sinistres alliances d'un impérialisme humilié. Les questions essentielles portent sur la façon de traiter les crimes commis à répétition contre l'humanité, de manière à ce que l'humanité fasse à l'avenir mieux qu'à Nuremberg et mieux qu'à propos d'Eichmann, de Pinochet ou de Milosevic. Elles portent sur le risque congénital que constitue une justice mise en branle par la victime et entachée dès le départ d'une volonté de vengeance. Les médias et les intellectuels doivent, aux États-Unis et ailleurs, s'inquiéter du ridicule dans lequel sombre une ONU à la botte de Washington. Tout comme ils doivent, au nom de la démocratie et de la liberté que les bombardements prétendent défendre, exiger que preuve soit fournie de la culpabilité de ben Laden et que des garanties soient offertes que, advenant la capture du présumé coupable, il soit jugé par un tribunal neutre et non lynché. Au nom de quoi faudrait-il qu'un présumé coupable soit privé d'un procès équitable? Au nom de quelle supériorité raciale faudrait-il considérer la justice américaine comme la seule capable de connaître des crimes contre l'humanité?

On parle beaucoup de ce que peut être l'Afghanistan après les taliban. Une question plus importante mériterait d'occuper l'horizon : à quoi ressemblera le monde dit démocratique après George Bush?


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie