Dixit Laurent Laplante, édition du 29 octobre 2001

Derrière la crise, une mutation?
par Laurent Laplante

On aimerait croire que les illusions s'amenuisent au sein du clan guerrier qui détermine aujourd'hui les orientations américaines. On voudrait qu'ils aient d'emblée raison ces journalistes qui, fins limiers, notent un important changement de ton dans le discours du président Bush et de ses acolytes. Il y aurait, de fait, des motifs de grande satisfaction si, en moins de deux mois, la Maison-Blanche et le Pentagone avaient compris que ben Laden ne dirige pas ce qu'on appelle de façon trompeuse et simpliste le terrorisme mondial, que rien ne sera réglé même si on le tue, que le mouvement opposé à la globalisation des marchés comprend dans ses troupes plus ou moins radicales aussi bien des Afghans que des Égyptiens, aussi bien des Canadiens que des Américains. Un tel virage prouverait la myopie des gouvernants, mais aussi leur aptitude à faire amende honorable. Malheureusement, ce n'est pas la seule hypothèse. Il y en a au moins deux autres, toutes deux déprimantes. Peut-être a-t-on compris obscurément que quelque chose n'allait pas. Peut-être savait-on à quoi s'en tenir dès le départ et a-t-on couru froidement certains risques.

L'enjeu est considérable. Il s'agit de savoir, d'une part, si nous traversons une crise ou si nous sommes emportés par un processus de mutation radicale. Et de savoir, d'autre part, à quel point on a permis la crise pour enclencher la mutation.

Pour ma part, j'ai peine à croire que les énormes mécanismes d'espionnage et de prévention des États-Unis ont tous été sourds et aveugles. Il est plus probable, malgré les condamnations et les blâmes qui ridiculisent la CIA, le FBI et consorts, que les signes avant-coureurs du drame avaient éveillé l'attention ici et là. Peut-être la cueillette de renseignements avait-elle pris le pas sur l'analyse et le tri, mais envisageons quand même l'hypothèse que les États-Unis, forcément alertés par des attentats lancés il y a plusieurs années contre leurs ambassades et leurs navires, pressentaient la perpétration de nouveaux assauts contre les symboles de leur puissance. Balayer cette hypothèse d'un revers de la main, c'est, me semble-t-il, se donner la satisfaction facile de croire les services de renseignements des États-Unis et de leurs alliés complètement déconnectés. Cela ne peut pas être aussi simple.

Ce qui donne une certaine plausibilité à cette hypothèse, c'est que les États-Unis et leurs alliés, y compris le Canada, ont pu, en quelques semaines et même en quelques jours, procéder à des centaines d'arrestations et, qui plus est, à un même resserrement de la législation. Quand la riposte survient aussi vite, il est permis de penser qu'on pressentait l'attaque. Suis-je en train de dire que Washington savait tout et a cyniquement laissé faire? Pas tout à fait. J'exprime mes doutes quant à la totale incompétence des services de renseignements. Et je rappelle au passage qu'en d'autres circonstances aussi dramatiques, à propos de Pearl Harbor par exemple, la présidence américaine possédait des renseignements qu'elle a préféré ne pas utiliser.

Que signifierait cette hypothèse? Essentiellement ceci : les États-Unis étaient prêts à courir le risque d'une crise pour obtenir l'implantation d'un nouvel ordre mondial. Il fallait la guerre pour changer les règles du jeu. Il se peut, bien sûr, que la crise soit survenue sans le moindre avertissement, mais il faudrait alors expliquer la cohérence et l'efficacité de la riposte. Car le résultat est devant nous, inquiétant et majestueux. En l'espace de quelques semaines, en effet, la force est devenue acceptable et même séduisante, l'efficacité valorisée et même adulée, les contraintes acceptées et même désirées. Les nuances n'importent plus, les autres valeurs n'ont plus cours. Les forts triomphent, les prudents n'ont plus d'auditoire. Aux États-Unis, certes, mais ailleurs aussi. La Russie, sans lever le petit doigt, obtient que le silence tombe sur la Tchétchénie et que les anciennes républiques à population musulmane du sud soient dressées comme un glacis face au régime taliban. La Chine, de son côté, a le feu vert pour combattre ses diverses dissidences sans qu'on lui rappelle toujours les droits de la personne. Elle obtient, en outre, l'accès souhaité à l'Organisation mondiale du commerce. Israël, qui ne va quand même pas prendre au sérieux ce que la presse appelle les « pressions américaines », envahit les territoires adjacents et va tuer ou arrêter quiconque figure sur ses listes de terroristes. Désireux de ne pas prendre de retard dans cette mise en place d'un ordre mondial musclé, le Canada, l'Angleterre, la Belgique, l'Italie et combien d'autres pays abattent par pans entiers les protections inscrites dans leurs lois et leurs coutumes et transforment leurs frontières en postes de péage idéologiques. Partout, la police obtient de nouveaux pouvoirs, tandis que la présomption d'innocence perd du terrain. Tout cela en quelques semaines à peine.

Poursuivons un instant encore l'évocation de cette hypothèse. N'est-il pas vrai que l'OMC, le G-7, le FMI et les multiples sommets qui en déployaient les volontés éprouvaient des difficultés croissantes à faire accepter l'homogénéisation mondiale? N'est-il pas vrai qu'on ne savait plus, depuis Seattle et plus encore depuis Gênes, comment se débarrasser des manifestants antiglobalisation? Si l'on accepte cette lecture, on est conduit à noter le changement d'atmosphère. Quelques semaines ont suffi pour que cesse la grogne, pour que l'opinion publique, aux États-Unis et ailleurs, se range en cohortes vengeresses derrière l'offensive militaire, pour que la mondialisation fasse figure de geste indispensable et d'évolution désirable. Ce n'est quand même pas un si mauvais résultat, dans l'hypothèse, bien sûr, où la crise est le prix à payer pour réaliser la mutation voulue.

Les tenants de la mondialisation auront triomphé si, au sortir de la crise, de nouvelles règles existent qu'on peut résumer ainsi : les capitaux sont plus mobiles que jamais, les humains moins mobiles que jamais. Derrière la crise, c'est une mutation que nous aurons vécue.

Il reste, il est vrai, à sortir de la crise. Ce processus de désengagement est déjà en marche. Il suffit, pour l'activer, de dire que la capture de ben Laden n'est pas aussi certaine, que, de toutes manières, le terrorisme ne s'incarne pas en un seul homme, que les taliban sont plus coriaces que prévu, que les Afghans et leurs voisins ne parviennent pas à s'entendre sur la nature du prochain gouvernement afghan, que... On réduira peu à peu les bombardements, on versera un pleur sur des ruines qui ressemblent étrangement à celles du Kosovo, de Belgrade et de Bagdad, on déploiera le voile opaque de l'amnésie sur les morts civiles et autres « dommages collatéraux », on signera un nouveau protocole au sujet des mines antipersonnel et des bombes à fragmentation. Désormais, le tiers-monde restera chez lui, l'humanité vivra sous une surveillance plus stricte et la mondialisation règnera en suscitant moins de protestations.

L'hypothèse n'est qu'une hypothèse. Avouons cependant qu'il serait illogique, pendant que l'on se moque des Américains qui auraient sous-estimé les taliban, de sous-estimer les Américains et leurs associés.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011029.html

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