Dixit Laurent Laplante, édition du 15 octobre 2001

Journalistes et citoyens, journalistes ou citoyens?
par Laurent Laplante

La présidence américaine n'apprécie pas que ses adversaires utilisent contre elle le style journalistique que nombre de médias et de journalistes américains infligent pourtant à la planète. On ne saurait s'en étonner, car, de tout temps, le pouvoir politique, surtout s'il peut arguer de la guerre, a tenté de restreindre la liberté d'expression et de soumettre l'information à la conception que se font des généraux de l'unité de pensée et des intérêts nationaux. Cela n'est pas sain, mais cela est courant. Ce qui doit inquiéter, plus que cette frilosité politique et militaire, c'est la promptitude avec laquelle les médias et les journalistes américains se sont coiffés de la muselière. Au temps de Daniel Ellsberg et des Pentagon Papers, les médias s'étaient comportés autrement.

Il n'y a pas de larmes à répandre si le journalisme à la sauce CNN se heurte enfin à une réflexion sérieuse. Depuis que sévit ce style, on semble croire que tout ce que recueille une caméra constitue de l'information et doit donc être diffusé sans délai ni apprêt. Ce n'est pourtant pas le cas. Tout, en effet, n'est pas fit to print. Le journaliste n'est pas, ou du moins ne devrait pas être, un simple courroie de transmission. Le fait brut n'est pas de l'information; il ne deviendra information que si le journaliste procède à son traitement.

Certains verront dans cette affirmation une attaque contre l'objectivité. Grand bien leur fasse! Ce mythe de l'objectivité journalistique a déjà causé assez de ravages pour qu'on le renvoie enfin aux oubliettes. Il n'y a pas d'objectivité journalistique, pour la bonne raison que le journaliste, comme tout humain, fait passer toute chose à travers un filtre qui lui est personnel. Il doit apprendre, certes, à se méfier des biais de ce filtre, mais il en utilisera toujours un. Ce qu'il faut exiger du journaliste, c'est non pas l'impossible objectivité, mais l'honnêteté. C'est aussi l'humilité professionnelle qui oblige le journaliste à se reconnaître subjectif.

Faut-il donc se rabattre sur un journalisme de type CNN, sur une conception de l'information qui prétend contourner les risques de la subjectivité en faisant de tous les faits bruts la matière d'une diffusion intégrale? J'espère que non. D'une part, parce que le journalisme y perd son âme. D'autre part, parce que tout ne vaut pas la même chose et que quelqu'un doit intervenir pour effectuer le tri et la mise en perspective. Mieux vaut un journalisme subjectif et honnête que l'addition sans fil conducteur de faits sans commune mesure. À cela doit s'ajouter évidemment, pour qu'existe la démocratie, une diversité de médias pour que les diverses subjectivités se nuancent et se contredisent au profit de la citoyenneté. Qu'il soit nécessaire de rappeler de telles évidences aux médias et aux journalistes n'a rien de glorieux pour la confrérie. Et tant mieux si la confusion entretenue par le style CNN entre fait brut et information prend du plomb dans l'aile.

Cela dit, le remède approprié n'est pas d'abandonner au pouvoir politique et militaire la sélection et le traitement des faits. Il ne consiste pas non plus à accorder une préséance systématique à ce que la Maison-Blanche appelle les intérêts nationaux sur le droit du public à l'information. Une nation peu ou mal informée peut gagner une guerre, mais elle a perdu beaucoup plus si sa victoire lui a coûté la liberté d'expression et donc la démocratie. Un journaliste trahit son métier s'il répercute sans recul critique tout ce qui lui tombe sous la main, mais il le sert de façon tout aussi douteuse s'il accepte sans examen les limites que le pouvoir prétend lui imposer. On devrait savoir aujourd'hui, en effet, en jetant un coup d'oeil sur la liste des pays où le pouvoir définit lui-même le corridor idéologique ouvert à l'information, que le journalisme a beaucoup de comptes à rendre à la démocratie, mais qu'il devrait en rendre moins au pouvoir politique. D'où une immense inquiétude quand la presse américaine semble prête à obéir au pouvoir politique et militaire plutôt qu'à ses devoirs professionnels et à sa conscience. Qu'on relise les dernières lignes du 1984 de George Orwell. Le héros, Winston, a été si bien endoctriné, si profondément rééduqué par le système de Big Brother qu'il accepte désormais ce qui lui répugnait auparavant. Pire encore, conclut Orwell de façon terrifiante, IL AIMAIT BIG BROTHER. J'espère que nous n'en sommes pas là.

Deux remarques encore. La première concerne le risque de déloyauté dont on sent qu'il pèse sur les réflexions de la presse américaine. Je lis, en voyant des similitudes entre le monde de l'art et celui du journalisme, ce passage d'André Major : « ...on peut dire que l'art relève de la haute trahison et du plus total irrespect de nos propres valeurs. Graham Greene disait que l'écrivain était naturellement déloyal à l'égard de sa société et Sartre, dans son texte sur Sartoris, que "tout art est déloyal" ». Il y a de cela, toutes proportions gardées, dans le journalisme, c'est-à-dire le courage de dire ce qui déplaît au pouvoir et même celui de troubler la torpeur ou la naïveté des citoyens. C'est ce genre de lucidité et de recul critique qui a conduit Zola à se porter à la défense de Dreyfus et à écrire son J'accuse qui définissait pour longtemps le rôle des intellectuels dans une société.

La deuxième remarque porte sur le respect dû aux citoyens. J'ai toujours été frappé de la courte exergue qui apparaît à la première page de la traduction française du Mein Kampf de Hitler (Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1934). Elle est du maréchal Lyautey : « Tout Français doit lire ce livre. » Bien sûr, ce conseil n'a pas été suivi et l'Europe a pu ignorer, pendant des années encore, à quoi rêvait le ben Laden de l'époque. Ignorance dont on connaît aujourd'hui les conséquences.

Ne vaut-il pas mieux des citoyens informés que des citoyens crédules et dociles? Telle est la question à laquelle doit répondre la presse américaine. Entre les faits bruts de type CNN et la soumission au pouvoir politique, il y a place pour un journalisme aussi critique de ses sources que libre à l'égard des gouvernements.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011015.html

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