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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 20 septembre 2001

La frénésie guerrière

Le mot a été prononcé, dix fois plutôt qu'une : c'est la guerre. Qui plus est, ce sera une guerre sainte, une croisade. Sans qu'on sache contre qui exactement. Sans qu'on ait épuisé les autres recours. Sans qu'on ait mesuré les prévisibles retombées d'un conflit. Sans qu'on ait analysé les causes des attentats. Sans qu'on ait même entrevu l'ampleur du sentiment antiaméricain. Sans que les Américains sachent grand-chose de ce que peut provoquer l'activité militaire dans cette partie du globe. Sans que nos propres dirigeants politiques osent exprimer la moindre réticence face à l'irresponsable frénésie guerrière qui emporte les États-Unis. À croire que le mccarthyisme ne demandait qu'à reprendre du service et que le passé n'a rien enseigné.

D'entrée de jeu, constatons l'intempérance verbale du président américain. Exiger que ben Laden lui soit remis « dead or alive », c'est bénir l'ancien et honteux recours au lynchage, c'est préférer l'hystérie au travail mesuré d'une justice civilisée et prudente. Parler de croisade alors même qu'on tente d'impliquer des pays arabes dans la lutte au terrorisme, c'est ne pas savoir ce que signifie le souvenir des Croisades dans l'imaginaire des mêmes pays. C'est ne pas savoir que même la Croix-Rouge change de nom quand elle pénètre dans cet univers et se dénomme le Croissant-Rouge.

Il faut quand même punir ceux qui ont planifié les attentats? Certes. Mais pourquoi ne pas recourir aux méthodes et aux instruments d'inspiration démocratique qui font l'orgueil et la dignité de l'Occident et dont Washington ne parle qu'avec le trémolo dans la gorge? En termes concrets, cela voudrait dire qu'on distingue d'abord entre un suspect et un coupable. Que ben Laden soit le suspect numéro un ne fait pas de lui un coupable ni un homme à abattre. Et s'il s'agit bien d'un suspect, pourquoi ne pas déposer devant un tribunal la preuve censément réunie contre lui? Pourquoi ne pas utiliser contre ben Laden la stratégie, peu glorieuse il est vrai, qui a conduit Milosevic jusqu'au Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie? Ou, mieux encore, pourquoi ne pas reprendre le chemin parcouru intelligemment à propos des Libyens accusés d'avoir provoqué le drame de Lockerbee? Les États-Unis respecteraient alors les principes qu'ils ont toujours à la bouche.

Les taliban, dira-t-on, ne méritent pas ces raffinements occidentaux. Peut-être pas, mais il est un peu tard pour s'en aviser. L'Occident n'a haussé le ton à leur endroit qu'au moment où des monuments bouddhistes ont été visés par leur fanatisme. Pas au moment où l'intégrisme ravalait les femmes afghanes à un statut humiliant et dégradant. Pas au moment où les droits les plus élémentaires ont été révisés à la baisse par des matamores survoltés. Autrement dit, les taliban ont bénéficié d'une honteuse tolérance tant qu'ils n'ont pas pactisé avec l'homme que Washington accuse de terrorisme. Raison de plus pour que les États-Unis ne passent pas aujourd'hui de l'indifférence à l'agression, mais laissent une chance aux institutions démocratiques, tribunaux compris.

Puisqu'existent les précédents de Nuremberg, des divers tribunaux internationaux et même de Bruxelles, comment expliquer qu'on veuille, à propos de ben Laden, faire l'économie du recours judiciaire? Les hypothèses ne manquent pas, même si ce ne sont, justement, que des hypothèses. On peut penser, par exemple, que les États-Unis ne tiennent pas à révéler au tribunal et au grand public le travail effectué par Echelon, leur réseau d'espionnage électronique. Peut-être pourtant est-il impossible d'établir la culpabilité de ben Laden sans faire état de conversations ainsi interceptées. Quand on sait ce que les Européens pensent du rôle d'Echelon dans l'espionnage industriel, peut-être les États-Unis et leurs partenaires préfèrent-ils taire les détails de leur enquête.

On peut également penser que l'hypothèse d'un tribunal pénal international constitué pour examiner les attentats de New York et de Washington répugne aux États-Unis pour une raison plus fondamentale et encore moins glorieuse : ils ne font confiance qu'à leur système judiciaire et ne reconnaissent qu'à leurs tribunaux le droit de juger les citoyens américains. Les États-Unis grincent des dents si un marine américain doit comparaître devant un tribunal d'Okinawa pour y répondre d'une accusation de viol sur une fillette. Ils ont même brandi la menace de sanctions contre les pays favorables à la création d'un tribunal pénal international appelé à connaître de tous les crimes contre l'humanité. Les États-Unis n'ont pas d'objection à ce que des ressortissants des autres pays, y compris Milosevic, soient déférés au tribunal de La Haye, mais ils n'en déduisent pas que les Américains devraient être traités comme le commun des mortels. Dans cette perspective, même l'hypothèse pourtant défendable du recours à un tribunal neutre, c'est-à-dire aussi distant des États-Unis que des taliban, ne peut que déplaire à Washington. D'où les bruits de bottes. D'où le choix de la force.

Peut-on au moins considérer comme un indice de prudence les pressions exercées par Washington sur le Pakistan? En un sens, oui. Si les taliban cédaient à la demande pakistanaise, ben Laden serait expédié aux États-Unis, jugé selon les usages américains, condamné par l'opinion avant de l'être par l'appareil judiciaire, et la guerre serait évitée. D'autre part, c'est faire bien peu de cas de la population afghane que de fournir l'occasion au Pakistan de déstabiliser une fois de plus son pauvre voisin. On peut comprendre le Pakistan d'entretenir le désordre au sein de l'Afghanistan puisque le contentieux avec l'Inde au sujet du Cachemire constitue déjà une menace plus que suffisante, mais les États-Unis font-ils oeuvre utile si, à cause d'un présumé terroriste, ils assujettissent la population afghane aux calculs pakistanais?

Pendant ce temps, que fait l'ONU et que fait son secrétaire général, Kofi Annan?

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