Dixit Laurent Laplante, édition du 17 septembre 2001

Réflexions autour d'une horreur prévisible
par Laurent Laplante

D'un commun accord, dans l'équipe de Cybérie, nous avons préféré attendre que débute la nécessaire décantation avant de livrer quelque réflexion que ce soit sur les attentats perpétrés en sol américain. Une fois ralenties la cueillette d'impressions invérifiables et la diffusion des états d'âme de commentateurs souvent autoproclamés, peut-être y aura-t-il moyen, nous disions-nous, de dépasser l'épidermique. Peut-être est-il trop tôt encore et j'accepterais qu'on me reproche de me livrer, prématurément moi aussi, aux danses rituelles qui tiennent lieu d'information et qui peuvent pourtant peser de façon déterminante sur l'avenir de l'humanité. Prudence donc.

1. Quand les présumés coupables sont trouvés dans l'heure qui suit le crime, le doute a sa place. S'ils étaient déjà dans la mire des services secrets, pourquoi les a-t-on laissés libres de commettre leur crime? Il se peut qu'on veuille calmer de toute urgence l'hystérie des médias et de la population et qu'on découvre, au moment de prouver le bien-fondé des accusations, que le complot ne vient pas de la source annoncée. Comme à Oklahoma. Cela vaut aussi bien pour les policiers de Boston que pour Colin Powell : les premiers ont localisé en un temps record la voiture des pirates de l'air, tandis que Colin Powell, malgré quelques précautions oratoires, n'a guère tardé à évoquer ben Laden.

2. On insiste lourdement sur le caractère éminemment professionnel de l'opération dans son ensemble : préparatifs, synchronisation, choix des symboles, etc. Cette admiration ne cache-t-elle pas un complexe de supériorité? Comme si seuls les services secrets américains, européens ou israéliens étaient capables de telles performances. À moins de sous-estimer les adversaires, peut-être la prévention deviendra-t-elle elle-même plus professionnelle.

3. Dans cette insistance sur le professionnalisme des comploteurs, un aspect demeure dans l'ombre : le moment choisi. Des gens capables de tout savoir des horaires des aéroports ne sont-ils pas aussi des gens capables de secouer les États-Unis au moment précis où l'économie américaine est particulièrement vulnérable et peut plonger dans la récession?

4. La comparaison avec Pearl-Harbor se justifie à certains égards, mais elle provoque aussi quelques malentendus et soulève de terribles questions. Ainsi, selon des documents dont les historiens n'ont pas terminé l'étude, le président Roosevelt aurait été averti d'avance de l'attaque nippone. Il aurait pourtant laissé porter, dans le but, semble-t-il, de forcer les États-Unis à sortir enfin de leur isolationnisme et à se dresser devant les puissances de l'Axe. La stratégie, si elle a effectivement été suivie, a été sanglante et efficace : les États-Unis, qui surveillaient de loin et depuis déjà deux ans le déferlement nazi en Europe et l'expansion nipponne dans le Pacifique, jetèrent enfin leur poids dans la guerre.

5. On a parfaitement raison de regretter que des populations innocentes soient ainsi immolées. Qu'on se rappelle pourtant que des populations aussi innocentes ont subi les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, les bombardements massifs de Dresde et de maintes villes européennes, les tueries génocidaires d'Afrique, les intrusions israéliennes en sol palestinien. Deux torts n'égalent pas un droit et l'ignominie de l'un ne justifie pas celle de l'autre, mais rappelons-nous qu'un mort africain pèse aussi lourd qu'un mort new-yorkais.

6. Blâmer les services secrets américains et occidentaux me paraît une voie sans issue. C'est une lapalissade, mais quand existe la liberté de circulation, les gens circulent. Tous les gens. Quand le libéralisme économique abolit les frontières pour transformer la planète en un immense marché, il est inévitable que les humains aussi enjambent impunément des frontières devenues rentablement poreuses. À moins de sombrer dans la pensée magique, le libéralisme économique débouche sur le déferlement de toutes les libertés, y compris les plus vindicatives.

7. On aura remarqué que, depuis quelques années, les États-Unis se concentrent le plus souvent sur un méchant à la fois. Castro, Hussein, Carlos, Kadhafi, Milosevic, Ben Laden... se remplacent, chaque nouveau Satan faisant presque basculer le précédent trouble-fête dans l'oubli. On en arrive ainsi à oublier qu'une même détestation des États-Unis peut exister entre différents individus et divers groupes et réduire l'importance des frontières.

8. Le président Bush promet vengeance sans savoir qui s'est attaqué aux symboles de la toute-puissance américaine et, surtout, sans s'être interrogé pendant une moitié de nanoseconde sur ce qui vaut aux États-Unis une telle attaque. Il est évident qu'aucun massacre de civils ne se justifie, mais il est également patent que l'humiliation systématique de dizaines de peuples et de cultures rendait tristement prévisible et inévitable la réplique sanglante et viscérale des humiliés. Il se peut qu'un certain simplisme impute aux États-Unis plus de torts que nécessaire, mais Washington escamote une étape nécessaire s'il ne mesure pas sa part de responsabilité dans les tensions actuelles.

9. S'il est un gagnant immédiat dans une horreur qui aurait dû faire cesser les calculs pendant au moins un instant, c'est Israël. Ariel Sharon se révèle quand même égal à lui-même : il peut resserrer encore l'étau sur les Palestiniens, car les morts de New York et de Washington priment sur toutes les autres tragédies. Shimon Péres, dont la carrière s'enlaidit depuis son prix Nobel de la paix, cultive cruellement l'amalgame en faisant de Yasser Arafat un second ben Laden.

10. On sent le calcul et le conditionnement des masses dans la rhétorique idéologique à laquelle recourent non seulement les autorités américaines, mais aussi tous leurs alliés, le Canada au premier chef. Nous voici investis de la mission de défendre le bien contre le mal, la liberté contre le totalitarisme, la démocratie contre le fanatisme. Les autres, dont l'identité tarde à se préciser, incarnent le mal. On recourt donc à la même propagande que lors de la dernière guerre, avec le risque d'écraser sous les soupçons et la haine des concitoyens qui n'ont rien d'autre en commun avec les présumés coupables qu'une nuance de teint. Cette propagation de la méfiance a contraint autrefois une ville ontarienne comme Berlin à se rebaptiser Kitchener-Waterloo, dans l'espoir d'échapper aux jugements téméraires, et a valu à maints citoyens d'origine nipponne, italienne ou allemande des séjours en prison et la saisie de leurs biens. Saura-t-on réagir autrement cette fois-ci ou devrons-nous, dans trente ou quarante ans présenter des excuses à ceux et celles que nous aurons soupçonnés sans la moindre justification?

11. Tous les sondages indiquent que la promesse de vengeance émise par le président Bush convient à l'immense majorité des citoyens américains. On en dirait autant de la population canadienne. Qu'on se souvienne quand même du score électoral du maire Drapeau lorsque l'élection à la mairie de Montréal s'était déroulée sous l'influence des mesures de guerre : 92 pour cent des Montréalais avaient voté pour le maire Drapeau. Bon nombre d'entre eux avaient confondu le FRAP avec le FLQ et prêté foi aux déclarations incendiaires d'un Jean Marchand affirmant l'existence de milliers de terroristes en liberté et de tonnes d'explosifs. On sait à quoi l'histoire a ramené l'insurrection appréhendée. Qu'on se souvienne également de l'endossement que recevait George Bush père au moment de Tempête du désert : un retentissant 92 pour cent d'approbation qui ne l'a pas empêché de subir la défaite à l'élection suivante. Volatilité de l'opinion.

11. Un rapide survol des plus récentes décisions militaires américaines devrait inciter les États-Unis et leurs alliés à se ménager un long moment de réflexion. La guerre du Golfe n'a pas abattu Saddam Hessein, mais elle a touché la population irakienne. L'entrée en scène des soldats américains en Somalie, sous l'oeil complaisant des caméras de télévision, n'a jamais soustrait le pays aux exactions des chefs de guerre régionaux. Les États-Unis, on le sait de mieux en mieux désormais, n'ont rien fait, bien au contraire, pour empêcher le génocide au Rwanda. L'ex-Yougoslavie a subi les frappes de l'OTAN, mais Milosevic est demeuré en place jusqu'à ce que sa tête soit littéralement mise à prix par Washington. Les taliban et l'UCK ont, de leur côté, reçu une aide militaire et économique importante des États-Unis, avec le résultat que l'on peut apprécier aujourd'hui. Un tel bilan devrait inciter non seulement à l'humilité, mais à la prudence. Dire d'avance aux États-Unis, comme le fait Jean Chrétien : « Nous serons avec vous! », n'est pas ce que conseillerait l'histoire.

12. Cette tragédie survient à peine quelques jours après la conférence de Durban au sujet du racisme, de la xénophobie et de l'esclavage. Ils étaient alors nombreux ceux qui ne se reconnaissaient aucune culpabilité ou qui, en avouant du bout des lèvres avoir autrefois pactisé avec le racisme ou l'esclavage, se refusaient toujours au devoir de réparation. Il est curieux que des États qui se déclaraient donc exempts de toute tendance aux préjugés raciaux éprouvent aujourd'hui le besoin d'inciter leurs citoyens à garder leurs instincts belliqueux sous contrôle.

La tristesse est aujourd'hui de mise. Pas les calculs guerriers. Pas le conditionnement des âmes.

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