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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 27 août 2001

L'interface police et politique

Le solliciteur général du Canada, M. Lawrence MacAulay, n'aura eu besoin que de quelques phrases pour répandre l'inquiétude et de moins encore pour étaler sur la place publique d'assez étranges conceptions en matière de démocratie. M. MacAulay, en effet, accepte sans sourciller les visites que multiplie la Gendarmerie royale auprès de contestataires réels ou imaginaires. Il professe la plus entière confiance en ce corps policier qui, à ses yeux, est au-dessus de tout soupçon. D'autre part, M. MacAulay juge qu'il n'appartient pas à un homme politique de prescrire à la police des comportements particuliers. M. MacAulay se trompe sur les deux fronts.

Les performances de la Gendarmerie royale, pour admirables qu'elles soient dans bon nombre de situations et de façon ininterrompue aux yeux de M. MacAulay, ne doivent pas empêcher de relever sur son parcours une série de bourdes de première grandeur. Le rapport Duchaîne, dans son examen de la crise d'octobre, a révélé ou confirmé que la Gendarmerie n'en était pas à un délit près quand il s'agissait de houspiller, de discréditer ou de piéger les vilains séparatistes. Depuis l'incendie volontaire d'un bâtiment de ferme jusqu'au vol des listes du Parti québécois, la liste est longue des entorses infligées à la loi par un corps policier pour lequel la fin justifie les moyens.

Lors du Sommet des Amériques, la Gendarmerie royale a d'emblée remporté la palme quant au nombre de gestes inutilement violents, en dépit du fait que d'autres corps policiers aient fourni plus d'effectifs pour le contrôle des manifestants. Ne rendant de compte qu'à elle-même, la Gendarmerie sera, s'il est possible, encore moins critiquée pour ses excès que la Sûreté du Québec ou les policiers municipaux. Autant dire que la Gendarmerie peut rapporter impunément chez elle ce qui lui reste de canettes de gaz et préparer son prochain déploiement. On constate d'ailleurs que les excès constatés à Vancouver n'ont pas empêché ceux de Québec, ce qui interdit d'espérer des changements.

D'autres provinces que le Québec en auraient d'ailleurs plus long à dire que nous sur le comportement de la Gendarmerie. Certaines des plus déprimantes erreurs dites judiciaires des dernières années l'ont été à la suite d'enquêtes conduites par la Gendarmerie. Dans plusieurs cas, l'erreur n'a été corrigée que longtemps après les faits et après qu'un innocent ait passé des années en détention. Le glorieux slogan de la Gendarmerie s'appliquait : « They always get their man », mais on avait appréhendé un innocent et on l'avait fait condamné. À cela s'ajoute le fait que les structures policières dans les provinces autres que le Québec et l'Ontario jouent en faveur de la Gendarmerie. Celle-ci, en effet, agit comme police fédérale dans l'ensemble du pays, comme police provinciale dans huit provinces sur dix et des contrats ont fait d'elle la police municipale dans plus d'une centaine de municipalités du Canada anglais. Advenant la bavure d'un policier, quel corps policier indépendant sera appelé à effectuer l'enquête?

Le jovialisme de M. MacAulay à propos de la Gendarmerie n'a de pair que l'excessive humilité avec laquelle le ministre assume ses responsabilités de solliciteur général. Il ne voit pas, en effet, comment se justifierait une intervention politique dans le travail policier. Comme s'il n'appartenait pas aux législateurs de modifier le code criminel chaque fois qu'il convient de tenir compte d'un nouveau consensus social ou d'infléchir l'encadrement policier dans telle ou telle direction. Comme s'il n'incombait pas au pouvoir exécutif de renseigner adéquatement le public sur le comportement policier et de sévir directement ou indirectement contre ce que le criminologue Jean-Pierre Brodeur qualifie avec justesse de « délinquance de l'ordre ».

Le solliciteur général entretient ainsi, sciemment ou non, une équivoque classique. Autant il est inadmissible que des élus, maires ou députés, déterminent le quotidien de l'activité policière, autant il est indispensable que s'exerce un contrôle démocratique sur la police. Le maire d'une municipalité ne doit pas ordonner à son chef de police d'effectuer telle descente à telle heure du jour, mais il doit évidemment dire aux citoyens quelles sont les priorités prescrites au corps policier et quelles formes prendra la reddition de compte. Ou M. MacAulay ne saisit pas la différence et il usurpe sa fonction, ou il recourt à une pirouette pour éviter de se prononcer sur le fond de la question.

Le fond de la question, c'est ce qu'exhument les articles du Ottawa Citizen : la Gendarmerie se conduit comme si la présomption d'innocence n'existait plus, comme si les éventuels opposants à la mondialisation appartenaient d'emblée à un monde de dégénérés et de criminels, comme si la dissidence ne faisait plus partie des droits fondamentaux et comme si le Canada n'avait pas ratifié la Charte des droits de l'homme. Que M. MacAuley ne constate pas la gravité de ces dérapages et qu'il accorde à la Gendarmerie toute latitude de poursuivre sur cette lancée, voilà, si le ministre s'entête dans sa myopie volontaire ou irrémissible, qui révélera à quelle distance le gouvernement de M. Chrétien s'est éloigné de la transparence et de la démocratie.

Un article de Riccardo Petrella plante clairement le décor. Selon une théorie concoctée et répandue par le Pentagone et les gouvernements qui en adoptent servilement les sophismes, l'opposition à l'ordre mondial qu'imposent les États-Unis ne peut être le fait que de gens « génétiquement » malsains  : « ...puisque les contestataires s'en prennent au système mondial en place, à ses régies, à ses institutions et à ses gouvernements légitimement élus, résume Petrella, ils s'en prennent par voie de conséquence à la démocratie. Ce sont donc "nécessairement" des violents, de réels "criminels" contre l'ordre démocratique, en un mot, les véritables "nouveaux barbares" de l'ère globale. » La Gendarmerie, visiblement d'accord avec ces sophismes, en déduit qu'il lui faut, par mesure préventive, traiter les dissidents en ennemis de l'ordre public, les placer sous surveillance, les discréditer dans l'opinion, les intimider à domicile, leur rendre impossible l'expression de leur opposition. Et le ministre MacAulay ne voit pas en quoi il est concerné si la Gendarmerie émascule ainsi les droits fondamentaux.

On comprend à quel point il serait important de savoir qui, depuis le cabinet de M. Chrétien ou dans son entourage immédiat, pressait Jean Carle d'entretenir le dialogue avec la Gendarmerie lors des manifestations de Vancouver, qui, en somme, entérinait le dépeçage des libertés auquel procédait la Gendarmerie. Il serait d'ailleurs tout aussi important que le ministre Serge Ménard cesse de soustraire à toute enquête crédible le comportement policier lors du Sommet des Amériques. À moins que nous acceptions tous l'équation selon laquelle tout dissident est un comploteur en instance de violence. De par sa génétique.

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