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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 30 juillet 2001

Statistiques de la pauvreté, pauvreté de la statistique

On ne compte plus les auteurs qui, sous des formulations diverses, ont suggéré le même critère pour évaluer une culture, une civilisation, une société : la façon de traiter les plus démunis. À cette aune, le Canada perdrait non seulement son classement actuel de troisième plus beau pays du monde, mais tout espoir de retourner au sommet de la liste. Notre pays, en effet, en est arrivé à ne même plus se faire une image correcte de la pauvreté. Cela se manifeste dans le changement qui se prépare dans l'évaluation de la pauvreté au Canada, mais aussi dans les propositions canadiennes à propos des pays pauvres et endettés.

Ne nous y trompons pas : le choix d'un nouvel instrument statistique pour dénombrer les pauvres du Canada résulte d'une décision politique. Qu'on maquille le geste en raffinement mathématique ou comptable ne diminue en rien, bien au contraire, le caractère odieux de la nouvelle orientation politique. John Kenneth Galbraith savait déjà à quoi s'en tenir quand il écrivait : « L'un des talents les plus sûrs, s'il n'est pas forcément le plus distingué, de la science économique est sa capacité à accommoder sa vision du processus économique, son enseignement et ses recommandations pratiques à des intérêts économiques et politiques particuliers. » Cité par Galbraith, Conrad P. Waligorski répartissait les responsabilités d'une manière analogue et manifestait la même réprobation pour l'hypocrisie politico-économique : «  Les économistes font régulièrement de la théorie politique, dissimulant des jugements de valeur sous une analyse apparemment objective. »

Tous auront perçu que l'objectif du virage canadien n'est pas de cerner de plus près l'ampleur ou la nature de la pauvreté qui se répand dans un pays riche et industrialisé, mais d'embellir les statistiques et, par ricochet, l'image du Canada. Les relations publiques pèsent ici plus lourd que la compassion ou même la justice. La pauvreté, en effet, ne diminuera pas quand les nouveaux critères modifieront la description, mais les statistiques seront plus aptes à la nier. Il se peut même que le nouveau mode de calcul, tout en améliorant l'image canadienne, accroisse la pauvreté : il permettra, en tout cas, de réduire l'effort requis pour contrer la pauvreté et conduira probablement à priver de soutien un plus grand nombre de personnes dans le besoin.

Cynique et même répugnant, le procédé pour masquer de larges pans de la pauvreté réelle est classique. Il s'apparente à la vaste famille des tests de résistance effectués sur des matériaux et des travaux de laboratoire sur des cobayes. On cherche à identifier, selon le proverbe anglais, « the hair that broke the camel's back ». La technique, quand elle est, comme ici, appliquée à des humains, vise à établir le point limite de ce qu'il est convenu d'appeler le minimum vital. Autrement dit, jusqu'où peut-on abaisser le revenu sans casser irrévocablement la résistance humaine, sans que la pitance concédée se révèle insuffisante au maintien de la vie. Jusqu'où peut-on rationner sans déclencher l'hécatombe?

L'objectif une fois compris, la recherche intervient, recherche d'une glaciale inhumanité. On coupe telle dépense, puis telle autre, puis telle autre encore. Puis on regarde. Si la personne dont on a ainsi comprimé les dépenses respire encore, on poursuit l'opération. On effectue un rapport d'étape : la recherche a permis de conclure qu'il est possible de vivre sans le « superflu » qu'on vient d'éliminer. Puis, on continue. On procède à de nouvelles coupures en vérifiant périodiquement si le souffle de vie est encore audible. S'il l'est, même à l'état de sifflement, on conclut que le véritable minimum n'est pas encore atteint et on recourt de nouveau au rabot.

Méthodique et sans doute un peu entêté, un chercheur de l'Institut Fraser a ainsi réussi à ramener sous la barre des 8 000 dollars annuels la somme indispensable pour maintenir un souffle de vie dans un humain montréalais. Dans le cas d'une famille de quatre personnes pourvue d'un budget annuel de moins de 20 000 dollars, l'observation notait encore des signes de vie. Du seul fait de cette recherche, des milliers de personnes perdaient le droit de se considérer comme pauvres ou comme menacées d'asphyxie par le dénuement.

D'emblée, la performance a tellement réjoui le gouvernement canadien qu'il a aussitôt lancé un premier ballon d'essai : Statistiques Canada pourrait adopter les résultats de ces recherches pour ajuster, à la baisse évidemment, sa propre évaluation de la pauvreté canadienne. Si la torpeur engendrée par la période estivale empêche que la protestation soit suffisamment véhémente, le gouvernement central franchira l'étape qui sépare le ballon d'essai de la décision. D'avance, on estime que le pourcentage de la population vivant sous le seuil de la pauvreté passerait de dix-sept pour cent à huit pour cent. Déjà, l'oeil de nos gouvernants se fixe sur le classement des pays les plus soucieux de développement humain et guette la remontée canadienne vers la première place.

Les chiffres présentés par le professeur François Blais, de l'université Laval, ne ressemblent pourtant pas à ceux du chercheur de l'Institut Fraser. « Au Canada, écrit François Blais, une personne seule touchant le salaire minimum doit travailler en moyenne 50 heures par semaine pour se prémunir contre la pauvreté ... » Qu'on fasse le calcul : 50 heures pendant 50 semaines, c'est-à-dire 2 500 heures, cela signifie, au taux du salaire minimum, à peu près le double de l'estimation offerte par l'étude qui séduit le gouvernement central. Peu séduisant si l'objectif est de dissimuler la pauvreté réelle.

Dans son comportement à l'égard des pays pauvres et endettés, le Canada étale la même incompréhension du fléau de la pauvreté. Année après année, sommet après sommet, de G-7 en G-7 1/2, de rencontre des ministres des Finances en réunion de l'OMC, le Canada verse des larmes bienséantes sur la dette des pays pauvres et promet avec ferveur de l'alléger. Quand vient le temps d'appuyer le protocole de Kyoto, le même Canada veille cependant à le vider de son contenu, de manière à conserver sa rente de situation. Ainsi, ses produits seront encore et toujours offerts à un plus bas prix que ceux des pays pauvres. Solidarité jusqu'à la cohérence exclusivement.

Le Canada refuse d'admettre que le minimum vital de l'humain se mesure, sur son sol comme à l'étranger, autrement que l'acharnement du cobaye à rester en vie. Des ingrédients comme participation, dignité, solidarité, équité n'interviennent pas dans les équations qu'il subventionne.

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