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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 juillet 2001

Notre eau, nos forêts, leur pollution

Avec une saisissante unanimité, les médias canadiens se sont vaillamment portés à la défense de l'eau nationale. Pas question de la vendre. Même pas question pour le premier ministre canadien d'en discuter longuement avec le président Bush lors du sommet de Gênes. Par contre, le Canada partage d'assez près les vues américaines sur le protocole de Kyoto pour contribuer activement à la mise au rancart des contrôles prévus sur les gaz à effet de serre. Ni dans un cas ni dans l'autre, le Canada ne manifeste la maturité d'un pays conscient de ses responsabilités. En aurait-il les moyens qu'il se conduirait aussi mal que son voisin du Sud.

Dans le raidissement canadien face aux pressions américaines en vue d'un commerce de l'eau entre les trois membres de l'ALENA, une évidence semble s'être imposée à tous : l'eau du Canada appartient au Canada. Ce n'est pourtant pas si simple. Ni légalement ni moralement. Rares sont ceux qui prétendraient, par exemple, que le Québec a clairement établi que l'eau est un bien collectif. En revanche, c'est avec une désespérante clarté que le Royaume-Uni a décrété en 1989 la privatisation de l'eau. Dans les circonstances, le risque est grand que les conglomérats déjà impliqués dans le commerce de l'eau ne se sentent soumis à aucun contrôle public sur cette activité. Pas plus dans l'embouteillage que dans l'approvisionnement d'aqueducs. On peut penser ici aux entreprises françaises Suez-Lyonnaise des eaux et Vivendi, aux britanniques Severn-Trent et Thames Water, à l'américaine Bechtel. Cette dernière a suffisamment patrouillé le territoire québécois pour savoir ce qui peut s'y exploiter. Du point de vue strictement légal, mieux vaudrait verrouiller certains principes au lieu de se satisfaire de dénégations glorieuses et peut-être stériles. On saurait un peu plus clairement ce que signifie notre eau.

Mais l'eau, pour des raisons manifestes, mérite d'être envisagée et gérée autrement que selon des règles étroitement légalistes. Des valeurs aussi fondamentales que le droit à la vie sont, en effet, vides de sens si des humains sont privés d'eau. Placer dans les plateaux d'une même balance le droit universel à la vie, d'une part, et l'emprise d'un État ou de grands conglomérats sur une eau potable nécessaire à tous, d'autre part, oblige, moralement au moins, à accorder préséance à l'intérêt universel. En ce sens, et pour maintenir la question sur le terrain éthique, l'eau n'appartient pas à un pays et encore moins à une quelconque Suez-Lyonnaise des eaux, mais aux habitants de la Terre. Sous un regard morale, notre eau n'est pas notre eau.

Espérons, par conséquent, que l'empressement des médias canadiens à s'opposer aux demandes américaines constitue non pas la négation du droit de tous les humains à la vie et donc à l'eau, mais une critique de l'irresponsable voracité des intérêts américains. Que l'eau québécoise ou canadienne puisse, par décision politique consciente et compatissante, abreuver des humains en péril de mort, ce ne serait pas brader nos ressources, mais manifester concrètement notre solidarité et affirmer une échelle des valeurs respectable. Par contre, détourner l'eau du territoire canadien aux seules fins d'aider l'industrie agroalimentaire américaine à accroître encore sa productivité et à agresser davantage l'environnement, ce serait de la part du Canada une complicité criminelle.

Malheureusement, l'hypothèse d'une véritable résistance canadienne aux demandes américaines manque de crédibilité. D'une part, parce que, n'en déplaise au ministre Pierre Pettigrew, les échanges entre les partenaires de l'ALENA sont toujours soumis à l'interprétation qu'en donne le protectionnisme américain. D'autre part, parce que Washington a déjà prouvé cent fois que sa conception des « intérêts américains » transcende ce que pourrait lui opposer telle ou telle souveraineté nationale. Autrement dit, ce que Washington veut est décrété d'intérêt national et la force intervient pour faire triompher cet intérêt. Jusqu'à maintenant, le Canada de MM. Chrétien et Pettigrew a obéi trop servilement aux ukases américains pour qu'on en attende une résistance sérieuse.

Le Canada est d'ailleurs en train de se discréditer complètement en s'associant à l'irresponsabilité américaine en matière d'environnement et en lançant ses propres torpilles contre le protocole de Kyoto. Le Canada estime, par exemple, qu'on devrait lui pardonner son utilisation dévastatrice de gaz à effet de serre sous prétexte que les forêts canadiennes contribuent à rétablir l'équilibre écologique. En termes brutaux, ce sophisme se résume ainsi : la nature canadienne est si riche que les prédateurs canadiens méritent le pardon. On croit rêver. L'eau potable nous appartiendrait en propre, nos forêts aussi, et nous aurions le droit de garder l'usage exclusif de ces ressources tout en répandant sur la planète entière la pollution imputable à nos gestes. Nous aurions un droit illimité à la pollution parce que nous serions en possession d'un beau, riche et grand territoire. Beau slogan que celui-là : mon avoir compense pour mon indécence.

On voit le lien entre le torpillage du protocole de Kyoto et la conception que le Canada semble se faire de ses responsabilités en matière de droits universels. Si le Canada et les États-Unis respectaient des normes plus strictes en matière d'environnement, le prix de leurs divers produits s'en trouveraient majoré et les pays pauvres pourraient concurrencer un peu plus efficacement les pays riches. Si l'eau était perçue comme le patrimoine de l'humanité et non comme un avoir canadien ou nord-américain, on la gérerait non pas comme un simple intrant industriel, mais comme un droit universel. On ne promettrait plus aux pays pauvres, pour la énième fois, une réduction fictive de leurs dettes, mais on cesserait d'utiliser des ressources d'intérêt planétaire pour leur mener une concurrence déloyale.

« Notre eau n'est pas à vendre » n'est pas un cri de fierté ni l'affirmation d'une lucide compassion, mais la preuve d'une inconscience honteuse et la promesse de nouvelles démissions.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie