Dixit Laurent Laplante, édition du 12 juillet 2001

Que veut Bernard Landry?
par Laurent Laplante

Il n'est pas facile de comprendre à quoi correspond la soudaine ouverture d'un nouveau front constitutionnel par le premier ministre du Québec, M. Bernard Landry. Le moment choisi surprend, le lieu aussi, le contenu également. Tant d'autres priorités sollicitent le gouvernement québécois qu'on aimerait croire à un propos échappé par inadvertance devant un journaliste en mal de copie. Cette hypothèse ne résiste pas, car les références de M. Landry aux modalités du fédéralisme belge sont trop précises pour découler d'une improvisation. Cela ne confère quand même pas au propos une pertinence évidente.

Que le fédéralisme canadien traverse, sous le règne de Jean Chrétien, une épuisante période de raidissement et de susceptibilité stérile, la preuve n'en est plus à faire. Que les institutions canadiennes, figées comme elles le sont depuis la demi-réforme du premier ministre Trudeau, accumulent un pouvoir nettement excessif entre les mains du pouvoir central, cela est également manifeste. Que le Canada soit quotidiennement en délicatesse avec sa propre constitution et laisse la force de frappe fédérale bafouer la répartition légale des responsabilités, cela aussi s'observe à l'oeil nu. On pourrait allonger presque à l'infini la liste des lacunes du fédéralisme canadien que le diagnostic ne changerait pas : oui, d'importants changements s'imposent. M. Landry, sur ce terrain, n'a pas à s'épuiser en longues démonstrations.

Pendant ce temps, en sol européen, certaines choses bougent. Pas toutes celles qui devraient bouger, pas toujours dans la bonne direction, certes pas dans l'unanimité, mais assez pour qu'un citoyen d'ici juge l'Europe moins frileuse que l'État canadien.

Le phénomène se constate d'abord dans la politique intérieure des différents pays. En France, le débat sur la Corse a opposé et opposera sans doute pendant longtemps ceux qui veulent traiter différemment une situation hors-normes et ceux qui, au nom de la république, en tiennent pour une rigoureuse uniformité. En Allemagne, la tradition qui accorde aux Länder une grande autonomie demeure si forte qu'elle empêche parfois le pays de répondre d'une seule voix aux propositions qu'adresse l'Europe aux pays souverains. L'Espagne, dont on ne parle qu'à l'occasion des attentats de l'ETA, n'en est quand même plus au nivellement brutal de l'époque de Franco. Quant à la Belgique, M. Landry a raison d'en apprécier le fédéralisme, car ses audaces réussissent jusqu'à maintenant à combiner les exigences de la coordination et celles de l'autonomie. La Belgique, par exemple, ne se pourfend pas de crisettes à la Stéphane Dion si le palier gouvernemental responsable de l'éducation participe librement à des rencontres internationales portant sur l'éducation.

À cela s'ajoute le fait que, malgré le nombre et l'ampleur des « affaires » nauséabondes qui révèlent le côté magouilleur de nombreuses personnalités de l'Europe, une certaine justice finit par déverrouiller la plupart des scandales. Contrairement à ce qui se passe en sol canadien où même les commissions d'enquête créées par le gouvernement central sont freinées dans leurs travaux par la toute-puissance de l'exécutif, la France, par exemple, est parvenue à inculper MM. Dumas, Sirven et consorts. La coutume existe, même dans l'ex-Yougoslavie, de confier à un conseil constitutionnel le soin de vérifier si une décision du pouvoir exécutif est conforme à la constitution. Au Canada, le mieux que nous parvenons à faire est de confier ce rôle à une cour suprême nommé par le seul pouvoir central. Que M. Landry puisse éprouver à l'égard de plusieurs pays européens un sentiment proche de l'envie, on le comprend.

Il y a davantage. Par-delà un plus grand respect des divers pays à l'égard de leurs minorités culturelles et de leurs régions, c'est l'Europe entière qui construit, souvent dans les pleurs et les grincements de dents, une nouvelle aptitude à équilibrer coopération et autonomie, édiction de normes communes et préservation des souverainetés nationales. Pour s'associer à la machine économique européenne, la Turquie, par exemple, doit renoncer à la peine de mort. Dans la crise de la « vache folle », les normes européennes ont fini par prévaloir, même si leur application entraînait des dépenses colossales pour des pays comme l'Angleterre. Même la France, qui détient le championnat des entorses à ces règles communes, apprend les avantages du front commun.

C'est tout cela, j'imagine, que M. Landry a à l'esprit quand il vante à la fois la souplesse du fédéralisme belge et la savante navigation européenne entre la susceptibilité des pays et le nivellement des différences. Que le fédéralisme canadien ait beaucoup à gagner à se mettre à l'écoute, concédons-le.

Cela dit, M. Landry risque fort de rencontrer sur sa route les obstacles qui, dans des circonstances analogues, ont eu raison de Robert Bourassa. Le contexte, dira-t-on, n'est plus le même, puisque l'Europe d'aujourd'hui diffère de celle que l'ancien premier ministre libéral citait en exemple. C'est en partie vrai, mais en partie seulement. L'histoire enseigne que les pays européens ne sont nés qu'après de longues gestations et qu'il a fallu, dans bien des cas, attendre l'époque contemporaine pour parler d'unité nationale. L'Italie est une création récente, le français n'est une langue vraiment nationale que depuis à peine une centaine d'années, l'Allemagne a subi aux mains de Napoléon les inconvénients du morcellement et ne s'est unifiée que sous les pressions combinées de Bismarck et des armées étrangères. Autrement dit, l'unité a été entrevue, éprouvée, lentement apprivoisée. Le Canada a suivi un cheminement inverse, car il a été voulu, créé, organisé par en haut et non par la base. On a créé la Gendarmerie royale avant que les Prairies ne soient peuplées. On a négocié la constitution sous l'oeil vigilant des constructeurs de chemins de fer et l'on n'a jamais soumis les nouvelles structures politiques à l'approbation de la population. Alors que l'Europe redécouvre son passé en prêtant l'oreille aux régions et aux cultures, le Canada a l'impression de plonger dans l'inconnu quand on lui suggère de se décrisper et de laisser les différences s'exprimer. Ce qui risque d'invalider le plaidoyer de M. Landry, ce sera aussi, comme au temps de Robert Bourassa, que les références à l'Europe ne signifient absolument rien pour les Canadiens. Les affaires internationales ne font pas partie de nos préoccupations et nous ne croirons pas volontiers que l'Europe puisse nous enseigner quelque chose.

Le plaidoyer de M. Landry risque la stérilité pour d'autres raisons encore. Le premier ministre se fait illusion s'il pense convaincre Mario Dumont de renoncer à ses approximations. M. Landry se trompe également s'il croit satisfaire son parti en présentant le fédéralisme européen comme une version stimulante de la souveraineté. Surtout, en revenant sans motif probant sur le terrain constitutionnel, M. Landry oublie que la priorité absolue à laquelle son gouvernement doit s'attaquer, c'est celle d'une plus grande justice sociale.

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010709.html

Accueil | Archives | Abonnement | Courrier | Recherche

© 1999-2001 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.