Dixit Laurent Laplante, édition du 28 juin 2001

À moi la liberté, à toi les conséquences?
par Laurent Laplante

Au plus creux de sa pensée magique, l'enfant ignore les conséquences de ses gestes, mais attend la matérialisation instantanée de tous ses rêves. Au plus dément de la démission psychologique et sociale, l'être humain revendique et exerce le droit de boire jusqu'à la cirrhose, de fumer jusqu'à la toux chronique, de jouer jusqu'à la solitude et la faillite, mais il prétend ensuite échapper aux conséquences de ces gestes. Seule importe à notre libertaire sans épaules la possibilité d'imputer à la société, à ce qu'on appelle le système, la responsabilité de ce qu'il a pourtant tenu à faire de son plein gré et avec la plus admirable constance. Cherchez l'erreur ou plutôt la nuance.

Car, la preuve n'est pas à faire, nos sociétés ne manquent pas d'arnaqueurs et il faut pouvoir se plaindre d'eux. Les charlatans sévissent dans divers secteurs, depuis les méandres de la croissance personnelle jusqu'aux forfaits de rêve, puis de cauchemar, vers les mers du sud, et il est sain de pouvoir leur faire rendre gorge. Il est heureux que les tribunaux permettent d'exiger et d'obtenir réparation. La publicité frauduleuse, qui renaît toujours de ses cendres, doit être dénoncée et sanctionnée. Autrement dit, nombreux sont les cas où même une personne raisonnablement prudente ne pouvait détecter le mensonge ni lutter à armes égales avec la fraude. Ne concluons pas trop vite que chacun est responsable des malheurs qui lui tombent dessus.

Cela admis, l'être humain verse dans l'infantilisme quand il demande sciemment le meilleur de deux mondes, quand il revendique à la fois le beurre et l'argent du beurre, le plaisir du caprice et sa gratuité. Quand un plaisancier s'aventure sur un fleuve agité sans tenir compte des grains prévus par la météorologie et chavire, il est évident qu'une quelconque garde côtière doit intervenir pour le rescaper, mais une facture devrait suivre. Celui qui, malgré des années de mises en garde, s'enfume les poumons et encrasse ceux des voisins, celui-là manifeste son amnésie s'il poursuit les fabricants de tabac. Tout comme le joueur qui ne prend conscience de sa compulsion qu'au lendemain d'une ruine totale mérite une psychanalyse plus qu'un remboursement.

Jugement encore trop abrupt? En effet. Jugement qu'il convient de nuancer par conséquent, mais jugement qu'on ne doit pas édulcorer jusqu'à l'insignifiance.

Reprenons au début, c'est-à-dire en rappelant la place occupée par la liberté dans notre échelle de valeurs. Les citoyens de ce temps se rebiffent devant toutes les contraintes, mais ils manifestent une hargne particulière devant celles qui nieraient ou même limiteraient leur liberté de choix. Chacun estime posséder un jugement assez solide pour choisir ses partenaires, ses spectacles, ses lectures, ses loisirs. Les deux actes les plus significatifs qui soient, la procréation et le vote, ne requièrent ni permis ni test ni cours. Si on a l'âge de faire partie des adultes consentants, il s'ensuit, pense-t-on, qu'on a la capacité mentale de formuler des consentements éclairés.

Il n'en faut pas davantage pour que la permissivité extrême devienne la norme. À deux conditions près, cela est d'ailleurs acceptable et, avouons-le, passablement agréable de par les droits que cela accorde. La première, ce sera que chacun mette un frein aux déferlements de sa liberté dès l'instant où elle empiéterait sur la liberté des autres. La seconde condition, celle qui est ici en cause, ce sera de ne pas crier à l'injustice quand on s'est mis dans le pétrin en évaluant mal les conséquences de ses gestes. Liberté, oui, mais liberté prête à porter ses responsabilités.

Ce principe, fort exigeant pour les individus, doit se nuancer sous peine d'absoudre la société de ses propres responsabilités. On irait trop loin si, par exemple, on refusait de consacrer des fonds publics au traitement des maladies imputables aux excès personnels. Il n'est pas facile, en effet, de déterminer ce qui, dans tel cancer, découle du tabagisme plutôt que d'une prédisposition héréditaire ou d'un mauvais environnement professionnel. Punir alors qu'on ne sait pas qui est le principal coupable, cela ne révélerait pas une logique impeccable. Et, de toutes manières, la compassion exigible d'une société n'a plus de sens s'il faut que le malade prouve d'abord son innocence.

On irait trop loin, d'autre part, si l'on sous-estimait l'efficacité du bombardement publicitaire et, plus précisément, de celui qui use du rêve comme d'un levier. Pendant des années, la publicité a affirmé que bière et joie de vivre en belle compagnie étaient synonymes. Pendant des années, au mépris des statistiques, Loto-Québec a menti en affirmant que « un jour ce sera ton tour ». Aujourd'hui encore, la publicité sur les véhicules moteur de tous types laisse souvent entendre que n'importe quel amateur peut reproduire sans risque la performance que le cascadeur professionnel présente à l'écran. Quand une société laisse déferler de tels messages, elle aussi tombe sous le coup des contraintes élémentaires : après avoir empoché les bénéfices fiscaux découlant des ventes, elle doit assumer sa part de responsabilité dans les retombées malheureuses de ces ventes.

On aura compris qu'une distinction s'impose entre le droit au soutien psychologique et médical et le recours gourmand aux poursuites compensatoires. Traiter le joueur compulsif, surtout s'il a admis sa dépendance, cela honore une société et la révèle consciente de ses responsabilités. Soigner le cancéreux presque prêt à « tirer une dernière touche » sous la tente à oxygène, cela étire la compassion jusqu'à sa limite, mais demeure socialement justifié. Tempérer la pression publicitaire dans les domaines du jeu, de l'alcool, du tabac ou des « bombes différées » que sont certains véhicules, cela démontre de la part d'une société lucidité et cohérence.

En revanche, il serait excessif et imprudent de la part des pouvoirs publics de porter seuls la responsabilité des débordements libertaires. Si l'État, se culpabilisant à l'excès, évacue le monde du jeu, il remet un véritable pouvoir de taxation entre les mains du crime organisé, comme c'était le cas avant Loto-Québec. Civiliser la publicité et la rendre moins mensongère, c'est une chose; penser que le jeu va disparaître si l'État renonce à y intervenir, c'en est une autre. Traiter le joueur compulsif, c'est une chose; le compenser pour les pertes qu'il a patiemment accumulées, c'en est une autre.

Quand la personne et la société vouent un même culte à la liberté, elles doivent, l'une comme l'autre, faire face honnêtement aux conséquences de cette liberté. Équilibre.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010628.html

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