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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 21 juin 2001

Fin de cycle, enlisement ou mutation?

Quand on observe l'actualité, la tentation est forte, surtout si l'âge nous gagne, de voir la décadence ou le recul plus souvent que nécessaire. Les temps révolus auraient produit des géants, des consciences moins flexibles, une opinion publique plus agile. Aujourd'hui ne supporterait pas la comparaison avec hier. Deux réflexions peuvent alors empêcher la nostalgie de fausser jusqu'à la caricature la lecture de la réalité. La première, c'est que l'objectivité n'existe pas. Donc, prudence. La seconde, c'est que le recul comme le progrès peuvent être réels et qu'on a le droit de les constater... quand ils se présentent. Donc, ne rien refouler si le haut-le-coeur frappe.

Cela ne règle pourtant pas la question, car les deux réflexions s'annulent souvent l'une l'autre. Autant il convient de se rappeler que bien des choses sont relatives et n'existent que sous l'impulsion des filtres personnels, autant il doit être permis de dire que, oui, des choses ont changé, en bien comme en mal. On peut douter de ses lunettes, mais on doit quand même lire le réel, le déclarer selon les cas nettement amélioré ou honteusement décadent. La question devient, face à la morosité qui déferle à nouveau : fin de cycle, enlisement ou mutation?

À l'approche de 1960, la génération qui prenait pied dans l'existence avait d'assez cruelles raisons de juger les horizons bouchés. Pearson et Diefenbaker s'échangeaient le pouvoir central comme si n'existait aucune autre hypothèse politique et comme si le NPD ne méritait de peser plus lourd. Duplessis semblait éternel et n'avait cessé, au fil des élections de 1948, 1952 et 1956, d'alourdir son emprise sur le Québec. À Montréal, le déprimant Sarto Fournier avait battu en 1957 le jeune et fringant ténor de la moralité publique, Jean Drapeau. Tout convergeait vers l'omnipotence, l'arbitraire, l'inculture, et cela détenait les promesses de la durée éternelle.

Vint 1960 et, un peu partout, les perspectives basculèrent. Kennedy invitait la jeune génération à s'interroger sur ce qu'elle pouvait faire pour la collectivité. La révolution tranquille, qui avait accédé à l'expression publique grâce aux constants « désormais » de Paul Sauvé, mettait la main sur les leviers politiques. Drapeau prenait sa revanche électorale et s'insérait lui aussi, au moins théoriquement, dans le courant progressiste. Nous venions d'assister à une fin de cycle. L'espoir était de nouveau permis et l'on pouvait dire des jeunes ce que d'autres ont dit des conquérants : « Ils regardaient monter en un ciel ignoré/Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles ».

En sommes-nous aujourd'hui à une autre fin de cycle? Le parallèle, en tout cas, est tentant. Choisir entre Jean Chrétien et Stockwell Day, ce n'est pas choisir, mais hésiter entre la lèpre et le choléra. Choisir entre le vide de Jean Charest et la langue de bois de Bernard Landry, ce n'est pas choisir, mais avaliser, dans les deux cas, le divorce entre le pouvoir politique et la réalité sociale. Les choix qu'offre la scène municipale constituent eux aussi, à leur échelle, de déprimantes variations sur les thèmes folkloriques de la vendetta et du vedettariat.

En un demi-siècle, un seul ajout substantiel : le pouvoir économique. Il y a cinquante ans, on tenait compte de lui sans l'idolâtrer; aujourd'hui, les gouvernants lui immolent tout, frétillants de fierté quand les maîtres des cotes de crédit leur permettent de faire semblant de gouverner. Les jeunes, les femmes, la moitié vulnérable de notre société à deux vitesses cherchent les étoiles nouvelles.

À ce creux de vague qui ressemble fort à celui dont il a fallu sortir autour de 1960, que va-t-il succéder? L'enlisement ou la mutation? Un agenouillement encore plus servile du politique aux pieds du veau d'or ou l'enfantement d'une alliance entre les États-nations et les ONG? C'est, à toutes fins utiles et par-delà le verbiage partisan ou les nuances imperceptibles entre les programmes politiques, la vraie question. Ou les années qui viennent contrasteront avec les précédentes autant et plus que la révolution tranquille avec le duplessisme, ou il devient futile et sans pertinence de préférer Chrétien à Day, Landry à Charest, L'Allier à Boucher, Bourque aux riches municipalités anglophones. Peu importe.

Le problème, c'est que, à tous les paliers de la gouvernance, les partis politiques se sont ensommeillés. Le maire de Québec ne se souvient plus d'avoir déjà évoqué une expérience pilote du vote proportionnel dans la capitale. On a oublié à quel point il est indécent de ne pas réserver une place à celui ou celle que la course à la mairie laisse sur le carreau. Le Parti québécois, tout en se gargarisant dans sa joue gauche, ne voit pas qu'il gère à droite dans sa relation avec les syndicats, dans ses flottements sur la démocratie dans les établissements de santé et de services sociaux, dans sa valse hésitation à propos du bulletin scolaire, dans son à-plat-ventrisme face à la concentration de la presse. Québec gère si peu à gauche qu'il engloutira 650 millions de dollars en traitement des eaux alors qu'il faudrait d'abord convaincre l'agriculture de freiner sa pollution frénétique. Jean Chrétien, comme s'il entendait discréditer à jamais le Sénat, nomme à la Chambre haute des gens qui ne savent visiblement pas s'il s'y passe quelque chose. Ni Québec ni Ottawa ne prennent conscience du rôle de poubelle à déchets dangereux qui est désormais dévolu au pays que si un rapport texan le révèle sur la place publique. Aux deux paliers de gouvernement, on glorifie le libre-échange tout en faisant le possible et un peu plus pour piper les dés en faveur des entreprises canadiennes.

Ne nous rendons pas ridicules en cherchant la gauche; il est déjà assez démoralisant de constater que le creux de vague que nous traversons nous promet plutôt un enfoncement dans les marécages du discours trompeur qu'une nouvelle révolution tranquille. Il est donc à redouter que les prochains gouvernements, à tous les paliers, reproduisent en pire les gesticulations de ceux qui sévissent présentement. Paul Martin n'aura pas la compassion plus abondante que Jean Chrétien. Jean Charest, qui ne mérite pas le pouvoir, mais à qui l'ineptie péquiste peut le transférer, bradera sans doute, sans même s'en rendre compte, ce que son propre parti (mais oui!) a construit de 1960 à 1966. Et les grandes municipalités, que les fusions obligatoires incitent à une nouvelle fuite en avant, continueront à gérer à droite sans s'en rendre compte plus qu'aujourd'hui.

La mutation est-elle possible? Oui, car elle est nécessaire.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie