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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 7 juin 2001

Comment désamorcer des bombes humaines?

Il n'existe guère de parade contre le suicide meurtrier. Quand des pilotes nippons faisaient piquer leurs appareils vers la cheminée d'un navire de guerre américain et s'immolaient en le coulant, leur suicide clamait qu'aucune prudence n'avait prise sur eux. Plutôt la mort que de manquer à l'empereur. Quand un époux incapable d'accepter le divorce abat femme et enfants et se donne la mort, chacun y va de sa petite théorie, mais tous avouent leur impuissance. Quand des Palestiniens se bardent d'explosifs et se suicident en entraînant dans la mort le plus grand nombre possible d'Israéliens, civils ou militaires, qui peut-on blâmer et qui doit-on punir?

Tous les parallèles sont hasardeux en ces matières et plusieurs seraient odieux. Un fait, pourtant, s'impose : la décision que prend un individu de mettre fin à ses jours transmet un message si traumatisant que la plupart des sociétés en frissonnent. Et doivent en frissonner. Quand, de surcroît, le suicide est le fait de jeunes qui quittent la vie avant de l'avoir vécue, mille formes de prévention demandent à intervenir et l'on entoure les survivants de tous les réconforts. Chaque fois que les statistiques québécoises confirment que des dizaines de jeunes garçons préfèrent la mort à la vie, personne n'échappe au questionnement. Lorsque ce sont de jeunes Autochtones qui se suicident plutôt que de croupir dans le Davis Inlet qu'on leur a imposé, la bureaucratie qui les a sacrifiés à la glorieuse souveraineté canadienne sur le Nord est pointée du doigt et accusée d'avoir créé les conditions du désespoir. Quand des détenus, dans des prisons britanniques ou turques, jeûnent jusqu'à la mort, les regards se tournent vers les autorités qui définissent le régime carcéral ou qui confondent contestation politique et crimes de droit commun. Bien peu de ces suicides provoquent autre chose que la compassion et l'interrogation rétrospective.

D'autres suicides convainquent moins tant ils semblent porter la marque de la manipulation. La police, à juste titre, demeure sceptique lorsqu'on lui parle de suicides collectifs emportant dans la mort des dizaines ou même des centaines de personnes. Autant on se reconnaît mystifié par le suicide, autant on rugit quand des meurtriers mégalomanes maquillent les massacres de leurs sectes en suicides collectifs. Pour secouer, émouvoir et livrer témoignage, le suicide doit être librement consenti.

C'est ici que le fanatisme intervient de la plus inquiétante façon et projette son éclairage malsain sur le suicide. Le fanatisme sévit à travers toutes les générations, mais le haut-le-coeur confine au spasme de dégoût quand il lance vers une mort certaine des jeunes dont le seul tort est d'avoir cru. Des Jeunesses hitlériennes aux phalanges juvéniles d'un ayatollah, des Marie-Louise de Napoléon aux enfants-soldats de la Sierra Leone, on ne compte plus les embrigadements qui conduisent les jeunes d'un pays à faire don de leur vie, parfois dans l'inconscience, souvent dans l'enthousiasme. S'agit-il encore, de la part de chacun de ces immolés, d'un suicide librement consenti? On en doute, mais s'il y a blâme, on le dirige vers ceux qui ont abusé jusqu'au meurtre de la crédulité des faibles. Le suicidé obtient la sympathie, le manipulateur qui fait mourir mérite l'opprobre dû aux criminels de guerre.

Du coup, on entrevoit la gravité de l'accusation portée contre Yasser Arafat par Israël et par diverses capitales. Intimer à Yasser Arafat l'ordre de faire cesser les suicides meurtriers, c'est le présenter comme l'instigateur de ces attentats, comme le gourou qui programme et téléguide des bombes humaines. Imputer ces suicides meurtriers à Arafat, c'est nier qu'il s'agisse de suicides et affirmer qu'il y a lavage de cerveaux et conversion cynique de la ferveur palestinienne en chair à canon. C'est muer des suicides lourds de sens en gestes servilement consentis. Cela est injuste. Que les Palestiniens se transforment en bombes humaines sous l'influence d'Arafat et qu'il faille parler de téléguidage politique plutôt que de suicides conscients, voilà qui n'est pas prouvé.

Ce qui n'est pas prouvé non plus, mais qui constitue une hypothèse déjà plus envisageable, c'est qu'Israël crée délibérément le climat qui lui permettra de liquider l'Autorité palestinienne, de priver les Palestiniens de leur seule figure mondialement connue et de morceler la protestation palestinienne en une douzaine de factions désordonnées. Il restera ensuite à les écraser; personne ne protestera plus.

Ce qui constitue également une hypothèse plus probable que celle de la responsabilité d'Arafat, c'est celle d'un réel désespoir palestinien. Ce que Jean-Paul Sartre, en 1968, disait de ne pas faire (« Il ne faut pas désespérer Billancourt »), Israël le fait systématiquement. Sartre, solidaire des travailleurs des usines Renault à Billancourt, savait que rien n'a de prise sur ceux qu'on a acculés à la désespérance; Ariel Sharon entretient et cultive la désespérance des Palestiniens. Sharon appelle les gestes désespérés, car ils lui fournissent l'occasion de frapper. Sharon savait, et le rapport Mitchell n'a fait que le lui confirmer, que l'implantation de colonies israéliennes en territoire palestinien exacerbe le désespoir palestinien et provoque des gestes aussi inadmissibles que compréhensibles. Sharon, tout en imputant à Yasser Arafat des suicides meurtriers qui s'expliquent par le désespoir plus que par la manipulation, gruge quotidiennement le territoire palestinien et obtient les attentats dont il a besoin. Il ne fallait pas désespérer Billancourt, disait Sartre; il est payant de désespérer les Palestiniens, semble croire Sharon, car ils commettent alors les erreurs qui légitiment notre répression.

Je n'oublie pas, en déplorant ce cynisme, les jeunes Israéliens tués ou hypothéqués à jamais par les suicides meurtriers de Palestiniens. Comme la population israélienne, je pleure ces morts voulues et injustifiables. Mais ceci me confronte : dans un affrontement idéal où seuls les généraux et les soldats feraient les frais de leur démesure, les civils des deux camps seraient épargnés. Ils ne le sont désormais ni par un camp ni par l'autre. Il n'y a donc pas, dans un duel contenu par des règles, la moindre comparaison entre le suicide meurtrier qui coûte la vie à une vingtaine de jeunes Israéliens et l'attentat qui frapperait une caserne. Mais n'oublions quand même pas que les civils palestiniens, par leurs morts, leur dénuement articiellement provoqué, la confiscation de leur sol et la suppression de leurs droits les plus fondamentaux, avaient déjà fait les frais de ces affrontements. Ne justifions pas une horreur par une autre horreur, mais ne laissons pas une horreur occuper seule toutes les manchettes. La première agression, si on lit le rapport Mitchell, c'est l'expansion des colonies israéliennes. Or, elle se poursuit. Réclamer l'agenouillement des Palestiniens quand la pratique quotidienne consiste à leur rationner l'eau, la nourriture, la dignité, peut-être cela justifie-t-il une manifestation belliqueuse à Montréal ou à New York; cela n'équivaut même pas au talion. Mitchell dit autre chose, qu'on prétend vouloir appliquer.

En février 1943, Saint-Exupéry, depuis New York, adressait à la France humiliée par l'occupation nazie sa Lettre à un otage. Il s'inclinait devant ceux qui, sans moyens et avec des risques énormes pour eux et pour leurs proches, formaient les maquis et qui, le mot est resté, résistaient. Il s'adressait, lui pilote de guerre encore libre, à ceux qu'on punissait des attentats commis par les maquisards et qui servaient d'otages à l'occupant. Il concluait ainsi :

Il s'agit de vous faire libres dans la terre où vous avez le droit fondamental de développer vos racines. Vous êtes quarante millions d'otages. C'est toujours dans les caves de l'oppression que se préparent les vérités nouvelles. [...]

Il n'est pas de commune mesure entre le combat libre et l'écrasement dans la nuit. Il n'est pas de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d'otage. Vous êtes les saints.

Par quelles contorsions mentales en arrive-t-on à demander à un chef politique qui n'y peut rien de désamorcer des bombes humaines? Par quelle amnésie ignore-t-on ce que Sartre et Saint-Exupéry ont dit du désespoir et du métier d'otage?

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