Dixit Laurent Laplante, édition du 28 mai 2001

Amnésie, myopie ou nombrilisme?
par Laurent Laplante

D'avance, j'avoue ne pas pouvoir répondre adéquatement à ma propre question. Par quelles contorsions les opinions publiques parviennent-elles, en des contextes nettement différents, à ne pas voir ce qui fait partie d'une histoire vérifiable ou à toujours imputer à autrui des torts évidemment partagés? Par quel étrange enlisement les faits hier si criants s'enfoncent-ils dans l'oubli? Par quel judo mental en arrive-t-on à présumer la supériorité intrinsèque de la justice nationale par rapport à ce que pourraient accomplir des tribunaux étrangers? Autant de facettes à une question qui, quotidiennement, confronte les Serbes comme les Chiliens, les Israéliens comme les Américains et, parmi bien d'autres encore, les Canadiens comme les Québécois.

Le Monde publiait, le 21 du mois courant, le compte rendu hallucinant d'un sondage mené en Serbie par une radio-télévision qui n'a certes pas d'affinités avec le régime de Milosevic. Les chiffres obtenus semblent dictés par un Big Brother d'une remarquable efficacité. Interrogés au sujet du bombardement meurtrier du marché de Markale en février 1994, les Serbes répondent, dans une proportion de 89 %, que les citoyens de Sarajevo se sont bombardés eux-mêmes. Quarante-cinq pour cent nient que Sarajevo ait été tenue sous les tirs de snipers serbes. Soixante-cinq pour cent rejettent l'idée que des Serbes aient tué qui que ce soit dans les camps de prisonniers de Bosnie. Quand, des impressions, l'enquête passe aux explications, le fossé entre le vérifiable et le sentiment populaire ne fait que se creuser. Qui, demande le sondage, est le plus coupable de la désintégration de la Yougoslavie? Les répondants identifient comme les trois principaux responsables le nationalisme croate, les États-Unis et l'OTAN. Quant à l'hypothèse d'une responsabilité du nationalisme serbe, elle obtient... la 14e place.

On ne saurait décrire avec une précision comparable l'opinion des Chiliens au sujet du régime Pinochet. Un livre récent de José Del Pozo permet quand même de penser que la dictature de Pinochet continue d'être perçue de façon étonnamment sympathique par une bonne partie de la population. Les procédures contre le général lui-même progressent, quand elles progressent, à pas de tortue. Des proches du général trônent à la tête de plusieurs des grands empires économiques du pays. Surtout, les vices structurels qui affligent les institutions politiques et judiciaires et bloquent les réformes indispensables ne subissent présentement aucune véritable remise en question. Autant l'opinion mondiale est sévère pour la dictature, autant les nuances reprennent du service à l'intérieur du pays. Ce n'est pas tant le poids persistant des militaires qui étonne, mais l'apparent désintéressement de la population, peut-être même sa tacite approbation.

En Israël, il aura fallu, semble-t-il, le recours d'Ariel Sharon à l'artillerie lourde et aux mythiques F-16 pour que la population prenne une certaine conscience des excès commis en son nom. Les chars d'assaut, les hélicoptères et les assassinats n'étaient perçus apparemment que comme diverses formes de légitime défense. Même après les frappes des F-16, il n'est d'ailleurs pas certain que les Israéliens partagent vraiment la lecture que font de leur comportement l'immense majorité des observateurs. On ne niera pas, en effet, qu'Ariel Sharon ait été connu des siens au moment où l'on votait pour lui. On savait de façon certaine que les massacres de Chatila lui doivent beaucoup. On savait que Moïshe Dayan, passablement belliqueux lui-même, considérait Ariel Sharon comme un va-t-en-guerre indiscipliné. On savait tout cela, mais on a plébiscité quand même Sharon et on lui a abandonné le contrôle de l'État et de l'armée. Dès lors, il devient difficile pour l'observateur étranger de dissocier Sharon de sa population. Quand Sharon exige des Palestiniens qu'ils renoncent à la violence, mais accélère l'agression caractérisée qu'est l'implantation de colonies israéliennes en sol palestinien, on en est réduit à croire que les citoyens israéliens, pourtant sur place, ne voient rien de l'oppression qu'ils avalisent. Un sondage qu'on nous présente comme une lueur d'espoir laisse entendre qu'une majorité accepterait un gel de la colonisation en échange d'un arrêt de la violence palestinienne. Cela demeure contraire au rapport Mitchell qui estime qu'aucune négociation n'est possible avant ce gel. Faut-il en conclure que Sharon, aux yeux de l'opinion israélienne, demeure l'homme de la situation? Terrible hypothèse.

Aux États-Unis, le choc salutaire que constitue la décision du sénateur James Jeffords de se dissocier du président Bush rassérène quelque peu l'atmosphère. On aurait tort, cependant, d'en faire le jour 1 d'un temps nouveau. L'administration Bush, loin de comprendre le message du sénateur Jeffords, a utilisé au maximum les dernières minutes de son contrôle du Sénat. On a maintenu le cap vers la réduction massive des impôts qu'avait promise George W. Bush pendant sa campagne électorale et qui laisse peu de place pour une bonification de la protection sociale. On a continué à peupler la Cour suprême de magistrats en prise directe avec les vues républicaines. Autrement dit, l'administration Bush, rappelée à l'ordre par un sénateur raisonnablement conscient des enjeux environnementaux et sociaux, cherche déjà les moyens de faire adopter quand même ses projets les plus douteux : bouclier antimissiles, exploitation illimitée des ressources énergétiques, etc. Le pire, cependant, c'est que l'opinion américaine oublie pendant ce temps que son pays adopte de façon systématique un comportement délinquant par rapport aux règles internationales. Les États-Unis, qui peuvent compter sur quelques-uns des plus lucides médias du monde, ne se voient pourtant pas comme l'ensemble de la planète les voit. La question resurgit : myopie, amnésie, nombrilisme?

Québécois et Canadiens éprouvent eux aussi les plus grandes difficultés à se regarder dans un miroir fidèle. Au Sommet des Amériques, l'homme qui avait promis d'abolir le libre-échange, Jean Chrétien lui-même, a joué les amnésiques sans faire sursauter l'opinion. Les documents de base, qu'on a alors refusé de rendre publics sous prétexte d'un retard dans la traduction, brillent encore par leur absence. Ottawa et Québec, rivaux et parents, libres-échangistes aussi oublieux l'un que l'autre de ce que signifie libre concurrence, ne voient rien de ridicule ou d'amoral à prêter des centaines de millions et même des milliards aux entreprises américaines qui veulent acheter le Canadien de Montréal ou les avions de Bombardier. Le gouvernement fédéral, qui adore se faire photographier en train de promouvoir tel ou tel louable protocole sur la protection des enfants ou l'aide internationale, oublie ses engagements quand il s'agit de retourner tel ou tel condamné dans un pays recourant à la torture ou à la peine capitale. Et M. Martin, imperturbable ministre des Finances, célèbre d'un Davos à l'autre les mérites de la compassion canadienne pour les pays moins avancés (PMA), mais n'efface quand même pas les dettes de ces pays. Et qui se souvient des engagements canadiens au sommet de Rio?

La question demeure en suspens, du moins en ce qui me touche. Il n'est de progrès que si on se sait imparfait, que si l'on admet que la façon usuelle de faire les choses n'est peut-être qu'un vilain aveuglement, que si le regard porte plus loin que le seuil de la porte. Mais comment se fait-il que l'on ne parvienne pas, pas plus ici qu'ailleurs, à accepter comme au moins vraisemblables les vues qui contredisent ou nuancent les nôtres?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010528.html

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