Dixit Laurent Laplante, édition du 17 mai 2001

Pour devancer les repentances
par Laurent Laplante

La mode des regrets, remords et autres repentances a ceci de bon que des consciences s'allègent à peu de frais et que de vieilles protestations trouvent enfin un écho. Cette mode a cependant l'inconvénient de braquer l'attention sur les torts des générations disparues et de voiler à nos yeux de très contemporaines horreurs. Dans quelques décennies, nos enfants et nos petits-enfants battront leur coulpe sur notre poitrine et se désolidariseront de nos comportements. Pour éviter cela, peut-être pourrions-nous accorder autant d'importance à l'histoire que nous faisons qu'à celle qu'ont écrite, parfois de façon ignoble, certains de nos prédécesseurs.

La France, qui ne sait pas toujours quel sentiment entretenir à l'égard de son passé impérial, est présentement confrontée à un témoignage d'une clarté insupportable à propos de la guerre d'Algérie. L'ancien chef des services spéciaux de France, le général Paul Aussaresses, a, en effet, longuement démontré, pour des motifs que je qualifierais de glauques, que la torture était, sous son règne, pratique courante, connue, avalisée. Du sommet à la base de la pyramide politique et militaire, on s'empresse, bien sûr, de condamner de tels comportements. Nul, cependant, ne nie qu'ils aient sévi. Nul n'explique pourquoi, en dépit de pressions lucides et courageuses de la part d'intellectuels, il a fallu autant de temps pour qu'éclate l'abcès.

Aussi récemment qu'en novembre 2000, le premier ministre Lionel Jospin usait encore à ce sujet de formules cruellement alambiquées : « La torture en Algérie, les exactions qui ont pu avoir lieu à l'occasion de ce conflit colonial, ne relèvent pas d'un acte de repentance nationale mais de la recherche de la vérité. » Peut-être en est-il ainsi, mais la même France, sous la même gouverne et presque au même moment, affirmait de façon politique et non pas seulement historique le génocide arménien et se faisait inviter par la Turquie à époousseter sa propre conscience. Quant à lui, le général Aussaresses offre deux réponses à ceux qui dénoncent son cynisme. D'une part, il affirme, noms à l'appui, qu'il a rendu compte tous les jours à son supérieur direct, le général Massu, lequel informait le ministre Robert Lacoste et le commandant en chef. Il conclut : « Il aurait été loisible à toute autorité politique ou militaire responsable d'y mettre fin. » D'autre part, Paul Aussaresses n'a que faire de la repentance : « On eût aimé que, cédant à l'air du temps, je fisse acte de repentance. Eh bien, je ne le fais pas, car ce comportement est contraire à l'Histoire. » L'histoire ne réclame pourtant pas, que je sache, que le criminel étale ses crimes sans les reconnaître pour ce qu'ils sont : des crimes. Une société n'a pas non plus à attendre l'éventuelle repentance de ses grands criminels pour traduire ses propres regrets en gestes modernes. Repentance ou pas, le Canada n'a jamais fait la lumière complète sur les comportements de ses militaires en Somalie, pas plus que la France n'a vidé son sac à propos du Rainbow Warrior. Accueillons la repentance pour ce qu'elle vaut; exigeons la transparence et, plus encore, la correction de trajectoire.

Ce qui se passe au Proche-Orient nous expose tous au même risque que la France immergée dans la guerre d'Algérie, que les regrets du Vatican à propos de l'Inquisition et de l'Holocauste ou que les missions d'interposition onusiennes : le risque de ne pas dénoncer l'horreur au moment où elle se perpètre. En nous taisant quand une armée punit, affame, bombarde une population civile, nous préparons déjà pour nos enfants et nos petits-enfants une honteuse obligation de repentance. L'éventuelle repentance n'aurait pourtant pas de raison d'être si, dès maintenant, nous osions dire que la politique d'Israël à l'égard des Palestiniens contredit toutes les règles de la guerre et, ce qui est pire, contrevient à la décence minimale exigible d'un humain. Quand, dans trente ou quarante ans, l'histoire confirmera ce que les médias ne parviennent pas à dire aujourd'hui, des sommités feront acte de repentance en embrassant le sol ou en déplorant de n'avoir pas su. Et ces nouvelles générations s'emploieront à regretter notre inexplicable aveuglement et, hélas ! à fermer les yeux sur leurs propres turpitudes. La repentance, vertu anachronique et peu coûteuse, soumission quand même nécessaire aux vérités historiques, devient ainsi, pour nous comme pour nos successeurs, une impersonnelle contrition sans le moindre ferme propos. Cela montre ses limites.

Revenons au présent. Quand, en octobre 2000, naquit la commission Mitchell appelée à examiner la crise du Proche-Orient, Yasser Arafat demandait qu'elle soit présidée par un diplomate de l'ONU. Israël tenait à une présidence américaine. Israël eut gain de cause. N'importe quel enfant un peu sain en déduirait que celui qui a choisi l'arbitre est particulièrement lié par les décisions de cet arbitre. Pas Israël. Quand la commission Mitchell remet son rapport et considère comme indispensables le gel de la colonisation israélienne et le retrait de l'armée israélienne, Israël répudie l'arbitre pourtant choisi par ses soins. L'ineffable ministre israélien Shimon Peres, prix Nobel de la paix mal recyclé en sophiste guerrier, explique que la construction doit continuer pour répondre à la croissance démographique de la population israélienne. Une fois de plus, il contredit ainsi l'arbitre choisi par Israël : la commission Mitchell a examiné cettte excuse et l'a rejetée.

Le comportement d'Israël nous voue, à moins de réveil, à une repentance simplement différée : nous rougirons un jour (ou nos enfants) de n'avoir pas dénoncé l'inadmissible. Certains se taisent parce qu'ils ne savent pas et que le sort des Expos les intéresse plus qu'un conflit exotique. D'autres se taisent parce qu'ils pensent que, dans tout conflit, les torts s'équilibrent et qu'il faut donc renvoyer tous les belligérants dos à dos. D'autres encore se taisent parce qu'ils craignent qu'une critique d'Ariel Sharon leur vaille une réputation d'antisémites. Ces divers silences sont assourdissants.

Dans ce contexte, il faut saluer comme une agréable surprise la déclaration du ministre canadien des Affaires étrangères du Canada, John Manley. Sans entrer dans les détails, M. Manley invite Israël à accepter les conclusions de la commission Mitchell. Mieux encore, il lance cette invitation en terre israélienne et au vu et su de Shimon Peres et d'Ariel Sharon. Le geste étonne tellement qu'on hésite, un peu cyniquement, entre deux explications. La première, c'est que le Canada s'est souvenu, en ces jours où Israël célèbre le 53e anniversaire de sa fondation, du rôle majeur joué par Lester B. Pearson dans la création de l'État israélien. Peut-être M. Manley a-t-il enfin compris que le Canada n'a eu de crédibilité à l'échelle mondiale que lorsqu'il osait contester la diplomatie britannique à l'époque de Raoul Dandurand, laisser aller « deux innocents en Chine rouge » ou recevoir Fidel Castro au nez de Washington. L'autre hypothèse, moins sympathique, ce serait que M. Manley n'ait été, à Jérusalem, que le porteur d'un message de George W. Bush. Après tout, Jean Chrétien n'a-t-il pas transmis un message du même George W. Bush à Beijing à l'occasion de la tournée de Team-Canada?

Peu importe, à dire vrai, car l'essentiel est que le Canada ait commencé à dire ce qui doit être dit. Pour éviter les futures repentances.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010517.html

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