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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 mai 2001

Les États-Unis en martyrs rancuniers

Les donneurs de leçons viennent de s'en faire infliger une. Elle est venue sans que les vertueux sermonneurs en perçoivent les signes avant-coureurs. Le choc fut d'autant plus inattendu qu'un demi-siècle avait passé dans une béate contradiction entre le propos vertueux et les comportements belliqueux. Depuis cinquante ans, en effet, les États-Unis avaient été régulièrement reconduits à leur siège de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies sans jamais subir de sanction pour leurs désobéissances régulières à l'esprit et même aux normes de cette même commission. Se percevant comme les martyrs d'une noble cause, les États-Unis ruminent une vengeance qui risque de les discréditer davantage. Et qui pourrait faire oublier que certains autres pays non plus n'ont pas leur place à cette commission.

La commission dont les États-Unis sont temporairement évincés n'est pas un petit cénacle. Cinquante-trois pays y siègent pour trois ans dès lors qu'ils sont élus à cette fin par le Conseil économique et social (ECOSOC) de l'ONU. Tous les ans, cette commission réunit ses membres pendant une période de six semaines. Une répartition un peu imprécise des 53 places fait que tel bloc de pays peut espérer tant de sièges et qu'une autre partie du monde en a autant, moins ou davantage. En l'occurrence, c'est à un des trois sièges dévolus à un certain Occident qu'aspiraient les États-Unis et qu'ils avaient d'ailleurs occupé sans interruption depuis que cette commission veille à la mise en application de la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée en 1948. Le vote secret a voulu, cette fois, que les trois sièges soient confiés à la France, à l'Autriche et à la Suède. Pendant les trois prochaines années, la Commission se passera des Américains.

Peut-être comprend-on mieux les arcanes de ce vote humiliant pour l'ego américain quand on regarde de plus près les préoccupations directes et indirectes de cette commission. Au fil des ans, deux pactes internationaux sont venus donner un tour de plus en plus concret aux principes de 1948. Dès 1966, un premier pacte précisait les droits sociaux, économiques et culturels. Dix ans plus tard, un second abordait le champ des droits civils et politiques. Le fait que ces pactes aient été signés par une immense majorité des 185 membres des Nations Unies n'implique pas, cependant, qu'on puisse les considérer comme contraignants pour tous. À peu près une centaine de pays ont procédé à la ratification qui, seule, constitue de leur pays un engagement significatif. Il n'en demeure pas moins que le thème des droits gagne du terrain.

D'autre part, par une sorte de lente et modeste pédagogie, la Commission des droits de l'homme a inspiré ou accueilli un certain nombre de conventions. On semble croire que mieux vaut une convention qui sensibilise l'opinion mondiale et obtient sans esclandre des signatures et peut-être des ratifications qu'espérer vainement la subite adoption à l'échelle planétaire de nouveaux pactes ou de nouvelles règles. Le Canada participe d'ailleurs activement à cette pédagogie. Ces conventions portent, par exemple, et l'on se rapproche alors du coeur de l'affrontement, sur l'abolition de la peine de mort, sur l'élimination des mines antipersonnelles, sur les droits des enfants... On peut penser, même si le lien n'est pas toujours explicite, que la Commission des droits de l'homme voit d'un oeil plus attendri les pays qui acceptent les nouvelles conventions que les pays qui y résistent. Tout comme on peut penser que l'ECOSOC lui-même, au moment où il choisit les membres de la Commssion des droits de l'homme, évalue plus favorablement les pays qui évoluent vers une extension des droits fondamentaux que les pays qui battent en brèche les principes en vigueur.

La suite saute aux yeux : les États-Unis ne participent que du bout des lèvres aux efforts internationaux pour étoffer les chartes et conventions. Ils se rebiffent si un texte voué à la protection des enfants semble limiter leur droit (?) d'infliger la peine de mort à des mineurs. Non seulement ils refusent de contribuer à la mise sur pied d'un véritable tribunal international par crainte d'y voir comparaître tel accusé américain, mais ils menacent de représailles les pays qui souhaitent doter l'humanité de moyens judiciaires plus costauds. Dans les circonstances, on comprend que l'ECOSOC ne confie pas aux Américains la promotion de droits universels auxquels ils n'adhèrent pas.

Que d'autres pays tout aussi délinquants aient obtenu des sièges à la Commission des droits de l'homme, cela est malheureusement vrai. Que Washington soit offusqué quand la Libye, satanisée depuis toujours, semble obtenir une attestation de bonne conduite qui est refusée aux États-Unis, on ne s'étonnera pas non plus. Mais les verbeux défenseurs de la démocratie que sont les États-Unis devraient au moins en accepter les règles formelles : le vote secret qui les a privés de leur siège à la Commission des droits de l'homme mérite plus de respect que les jeux de coulisse et l'intimidation qui ont permis d'exclure Cuba du Sommet des Amériques.

Ce n'est pourtant pas ainsi que les élus américains voient les choses. Un vote qui favorise la France, l'Autriche et la Suède aux dépens des États-Unis ne peut être un geste démocratique. Il s'agit d'une honteuse entourloupette qu'il faut punir. Proposition est donc faite pour que les États-Unis affament l'ONU encore plus que par le passé. On retiendra 240 millions de dollars de cotisations dues à l'ONU tant que les États-Unis n'auront pas obtenu réparation. Insistons, tant la menace est outrancière, pour bien en percevoir l'indécence : les États-Unis, qui doivent à l'ONU plus d'un milliard en cotisations impayées, menacent de retarder encore leur réintégration au club des contribuables fiables si on n'invalide pas un vote secret qui leur a été défavorable. Le débiteur en rupture de paiement menaçant son banquier n'atteint pas à ce sommet.

Il faut espérer que l'exécutif américain ne suivra pas le pouvoir législatif dans sa bouderie. Le président Bush et Colin Powell ont plutôt intérêt à vérifier calmement si la transition d'une présidence à l'autre n'a pas endormi la diplomatie américaine. Pendant qu'eux goûtaient leurs premiers mois de pouvoir, la machine onusienne continuait son ronronnement. Et des pays plus rompus aux usages internationaux que ne le sont à ce stade les gouvernants américains, des pays tels que la France, ont flairé l'occasion de servir un avertissement aux États-Unis : si les Américains insistent trop pour se passer de l'ONU, il se peut que la communauté internationale leur refuse au moins temporairement la note de passage.

Quelque chose est en train de changer. Il devient moins facile de porter le masque de la démocratie si l'on en bafoue trop ouvertement les règles. Des gestes de truand trahissent son homme même si la figure est maquillée ou dissimulée. Cela n'enlève pas aux États-Unis leur souveraine toute-puissance, mais cela les empêche de la dire au service de la démocratie. Quelque chose d'analogue se produit d'ailleurs au Proche-Orient. Au moins les enjeux se clarifient.

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