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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 7 mai 2001

Le SIDA face au FMI et à la Banque mondiale?

Le bilan social du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale est si peu édifiant que l'idée de les voir s'intéresser à la lutte contre le SIDA suscite plus de méfiance que d'enthousiasme. Non qu'un effort financier massif ne soit pas urgent pour ralentir la progression du mal, mais parce que ces organismes sont trop liés aux pays riches pour s'interposer de façon crédible entre les pays ravagés par le SIDA et les grands intérêts pharmaceutiques et paramédicaux. Il se peut même que l'entrée en scène du FMI et de la Banque mondiale ne soit qu'une façon d'empêcher l'exemple de Pretoria de faire boule de neige.

À eux seuls, les chiffres concernant l'Afrique donnent le frisson. On estime, en effet, que 20 % de la population africaine est séropositive. Si, à des statistiques toujours désincarnées, on préfère une lecture plus viscérale de la situation, le livre de Gil Courtemanche est là qui jette le sang et la mort au visage. Qu'il faille faire quelque chose, c'est donc l'évidence. La gamme des interventions pensables et souhaitables pourra d'ailleurs se déployer presque à l'infini avant que le continent noir reprenne pied. Il faudra montrer d'autant plus de générosité et d'ingéniosité qu'on n'obtiendra ni du Vatican ni des marabouts ni d'un machisme persistant un changement de mentalité face à la sexualité, au contrôle des naissances, à la condition féminine.

L'Afrique du Sud, quant à elle, a choisi de s'attaquer au problème en favorisant par législation les médicaments génériques. Nettement moins coûteux que les médicaments protégés par des brevets, ils sont davantage à la portée des pays pauvres. Pretoria, par sa loi de 1997, frappait les brevets de stérilité, car l'Afrique du Sud s'octroyait le droit d'importer des médicaments génériques à partir de pays jouissant d'une licence pour les produire. La réaction des détenteurs de brevets n'a pas été lente à venir : 39 compagnies pharmaceutiques ont formé un puissant front commun contre le gouvernement de Pretoria et lui ont intenté un procès en bonne et due forme. On allait bien voir de quel côté était le droit.

La suite des choses en réjouira plus d'un. Le procès tant attendu, fixé au début de mars dernier, n'a pas eu lieu, car un accord est intervenu entre le gouvernement de Pretoria et le front commun pharmaceutique. L'Afrique du Sud conserve sa loi et importe les médicaments génériques dont elle a un besoin vital, mais elle consultera désormais l'industrie pharmaceutique avant de promulguer sa réglementation.

Comment expliquer cette victoire de David contre un Goliath plutôt porté à la voracité? Peut-on, sans nuance aucune, imputer ce dénouement heureux à la pression d'une multitude d'ONG sensibilisées au drame qu'est le SIDA et que vit l'Afrique de façon particulièrement douloureuse? Peut-être pas. Que l'industrie pharmaceutique ait senti monter contre elle une vague mondiale de réprobation, c'est certain : afficher des profits plantureux tout en maintenant le coût des médicaments hors de portée des populations malades et affamées, cela enlaidissait un peu trop l'image des fabricants. Il n'est pas dit, cependant, que la bataille remportée par l'opinion publique soit synonyme de victoire finale.

Osons l'hypothèse d'une contre-offensive pharmaceutique orchestrée avec la connivence du FMI et de la Banque mondiale. Les grands argentiers, se déclarant émus de la prolifération vertigineuse des cas de SIDA, se portent volontaires pour constituer un fonds d'une bonne dizaine de milliards et le consacrer à la lutte contre le fléau. On mettrait fin de cette manière à la dispersion des efforts et à l'amateurisme de la prophylaxie. On coordonnerait le travail. On centraliserait l'analyse des demandes. On établirait de savantes et rigoureuses priorités dans le choix des pays et des cibles. On accroîtrait la contribution des entreprises privées évidemment plus « performantes ». Tout cela, bien sûr, dans un esprit de compassion et de solidarité avec les plus démunis.

Osons ne pas être émus par les pleurs du FMI et de la Banque mondiale. Rappelons-nous que ces organismes sont en partie responsables de l'appauvrissement des pays pauvres. Constatons que plusieurs des collectivités les plus ravagées par le SIDA paient en remboursement de leurs dettes plus qu'ils ne peuvent investir dans la santé. Il y a quelques jours à peine, les mêmes organismes, FMI et Banque mondiale, se déclaraient incapables d'effacer la dette des 37 pays les plus pauvres de la planète. Alors? Quand on impose à un pays miséreux la fragilisation de son système de santé, on perd le droit de gérer les sommes que l'humanité peut consacrer enfin à la lutte contre le SIDA.

On devrait aujourd'hui le savoir, le FMI et la Banque mondiale déduisent de leurs pouvoirs de banquiers un droit de regard sur la gestion des pays forcés d'en appeler à la compassion de l'humanité. Quand on rééchelonne une dette, on assortit le geste d'une série de conditions qui équivalent à une mise en tutelle. Oublions les récurrentes promesses de « dettes effacées », car elles sont rarement suivies d'effets. Autrement dit, on discute sereinement avec la collectivité en train de se noyer et on ne lui tend la main pour la sauver de l'eau que si elle s'engage aux réformes que les sages brasseurs d'argent jugent nécessaires. Comment croire que des organismes capables de ces tractations humiliantes et odieuses vont négocier selon un autre esprit la distribution des fonds que l'humanité pourrait consacrer à la lutte contre le SIDA? Ne peut-on pas craindre, sur la foi des comportements passés, que le FMI et la Banque mondiale profitent de leur éventuelle emprise sur les fonds mondiaux voués au SIDA pour imposer leurs choix de médicaments et leurs préférences pour la privatisation des services de santé? Y a-t-il simple coïncidence entre le fait que les 39 compagnies pharmaceutiques laissent tomber le procès de Pretoria et l'entrée en scène d'organismes financiers qui favorisent plus volontiers les grands prédateurs que la justice sociale?

Procès d'intention? En partie. Si le passé est garant de l'avenir, la vigilance est cependant légitime, sinon souhaitable. Gardons l'oeil sur la réunion que tiendra l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève le mois prochain. Si la question des brevets revenait à l'avant-scène, un lien se confirmerait entre l'industrie pharmaceutique, d'une part, et, d'autre part, le tout nouveau courant philanthropique qui emporte le FMI et la Banque mondiale. Pourquoi l'OMC ne récupérerait-elle pas ce que les ONG et l'opinion ont obtenu à Prétoria?

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