ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 mai 2001

Les vertiges de la surenchère

Les grands mythes sont là pour le rappeler : l'être humain résiste mal aux tentations de la démesure. Il veut voler comme les oiseaux. Il veut, dès le paradis terrestre, devenir égal à Dieu. Il veut renouveler le livre des records, conquérir le toit du monde, dompter les quarantièmes rugissants, monopoliser les ressources des mers et des continents, porter son regard aux confins de l'espace. L'étonnant, c'est que l'homme ne sache pas encore que l'ambition de l'un alimente celle de l'autre et que la surenchère peut être une logique perverse. Cette logique, elle agit aussi bien dans le contrôle des manifestations et dans la lutte contre l'intifida que dans la mise en chantier du bouclier antimissiles. Mieux vaut le savoir.

À Québec, le Sommet des Amériques a démontré que les forces policières, la Gendarmerie royale au premier chef, avaient porté leur arsenal à un nouveau palier. Il le fallait bien, nous dit-on : puisque les manifestants s'équipent en masques à gaz, il faut rendre les gaz surabondants et recourir en plus aux balles de plastique et de caoutchouc. Que fera-t-on si les manifestants perfectionnent de nouveau leurs moyens de défense? Passera-t-on aux balles réelles? À moins que l'on comprenne, dans l'état-major policier et au ministère de la Sécurité publique, que la surenchère mène à l'impasse, les prochains affrontements enrichiront tristement la panoplie guerrière des deux camps. La pente est savonneuse.

L'exemple de l'intifada pourrait pourtant éclairer la réflexion. Au départ, on a traité les jets de pierres des enfants et des adolescents avec le calme qui convenait : c'était une affaire de police, non une question militaire. Malheureusement, quelqu'un a bientôt jugé qu'il fallait alourdir la réplique. L'armée a occupé le décor pour n'en plus sortir. D'étape en étape, on en arrive aux hélicoptères de combat, aux blindés, aux balles réelles. Les morts s'accumulent, mais comme elles se répartissent sur plusieurs semaines, les médias n'en font mention qu'au hasard. On ne sait plus où tout cela a débuté.

Étonnamment, l'espace est mis à contribution dans la surenchère. On aura remarqué, en effet, à Québec comme au Proche-Orient, la séduction qu'exerce sur les détenteurs de la force le concept de sécurité périphérique ou, selon les cas, de zone-tampon ou de no man's land. Les pénitenciers ont depuis longtemps succombé à la tentation. On les ceinture d'une clôture que l'on espère infranchissable, on multiplie les miradors qui permettent la surveillance à distance et les tirs plongeants. On en arrive ainsi, dans les pires cas, à tolérer à peu près n'importe quoi à l'intérieur du périmètre et à ne s'inquiéter vraiment que si des individus franchissent le mur. La population est protégée et les truands peuvent s'entretuer à leur gré. L'espace, agent de sécurité, est traité comme tel.

Israël, entouré d'ennemis, agit de cette manière. Le pays repousse ses frontières toujours plus loin, de manière à se réserver un temps de réaction face à n'importe quelle attaque. Le périmètre de protection comprend aussi bien des zones occupées dans la plus parfaite illégalité que des colonies implantées dans le même esprit.

Ce n'était qu'une question de temps avant que les gestionnaires, qui peuplent les états-majors et les forces policières comme d'ailleurs toutes les organisations, étendent le concept de sécurité périphérique à des événements comme le Sommet des Amériques. Chez ceux qui détestent l'incertitude au point de combattre les souverainetés nationales, on aime avoir le temps de prévoir et on affectionne les horizons sans aspérités. Avec cent ans de retard, les périmètres de sécurité se substituent aux tranchées. La différence, pourtant, est notable : l'obstacle ne sépare plus deux armées ennemies, mais le peuple et les décideurs.

Le président Bush n'allait pas être en reste. Puisque certains pays méritent à ses yeux le statut d'États-voyous, il importe de jeter entre leur irresponsabilité et les intérêts américains un périmètre de sécurité. Le rêve flambe de façon récurrente dans la mythologie républicaine. Même les règnes démocrates ne parviennent plus à le faire tomber dans l'oubli. Comme, de génération en génération, les obstacles d'ordre technique et financier ne peuvent que s'amoindrir, la chimère de Reagan peut devenir la foudre de Bush. Si c'est le cas, les États-Unis exerceront l'hégémonie sans risque.

Mais, dira-t-on, le projet a tout de même changé. Les États-Unis n'en sont plus à un périmètre protégeant leurs seules frontières, mais à un bouclier infiniment plus hospitalier. Le président Bush a d'abord calmé Londres avant de commencer à bercer les inquiétudes européennes. Il a même consacré « cinq ou dix minutes » de son précieux temps à expliquer son projet au premier ministre canadien. Même Moscou, qu'on traite comme un vieux matou dégriffé, commence à se demander à quelles conditions le périmètre de sécurité pourrait s'étendre jusqu'à l'Oural. Autrement dit, les protestations presque universelles qui vilipendaient le projet américain comme la promesse d'une nouvelle course aux armements s'apaisent à mesure que chacun des pays espère sa place à l'intérieur du rassurant périmètre. Les principes, visiblement, n'ont cours que le temps de localiser le profit.

La logique demeure pourtant la même : tout renforcement d'un camp incite celui qui en est rejeté à un nouveau dépassement. Les gaz lacrimogènes de la police engendrent le masque à gaz des manifestants qui, à son tour, aboutit aux balles de plastique et de caoutchouc qui, tout à l'heure... Tout renouvellement des stratégies déclenche le réalignement des astuces adverses. C'est en lisant le plaidoyer de Charles de Gaulle en faveur des blindés mobiles que Guderian prépare le blitzkrieg victorieux contre la France. Que le bouclier américain gonfle ses dimensions n'interrompt pas la marche implacable de l'escalade. En effet, même en étendant à divers alliés (et satellites) la protection du bouclier antimissiles, les États-Unis laissent quand même en position de « pays rejetés » d'énormes collectivités comme la Chine, l'Inde, l'Indonésie... Il n'est même pas assuré que le périmètre de sécurité sera aussi compact aux marches de l'empire (comme aurait dit César) qu'à plus faible distance des vrais intérêts américains. Certains que Washington offre de protéger risquent fort de l'être moins que d'autres et d'attendre plus longtemps le déploiement du bouclier.

La réalité, c'est que la pauvreté est explosive et qu'il convient de protéger les riches contre ses déferlements. Protection exprimée en termes carrément militaires, périmètre de sécurité compris.

RÉFÉRENCES :


Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie