Dixit Laurent Laplante, édition du 26 avril 2001

Échange, marché et démocratie
par Laurent Laplante

Même si la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA) est encore à bonne distance des fonts baptismaux, il convient de dépouiller dès maintenant le projet de ses demi-vérités et de rendre aux mots dont il se gargarise leur sens manifeste. Parmi ces mots, échange, marché et démocratie.

Parler de libre-échange quand le fort transige avec le faible, c'est ressusciter la loi de la jungle sous un terme trompeur. Il n'y a de négociations équitables qu'entre des interlocuteurs de poids comparable, que dans un cadre rendant le chantage impossible. Quand un pays possède la technologie et les réseaux de distribution et que son vis-à-vis stagne dans la pauvreté et l'analphabétisme, l'échange commercial ne peut être libre. Une souris et un éléphant peuvent, selon l'exemple classique, partager la même couche et s'accorder mutuellement le droit de faire deux tours sur eux-mêmes pendant la nuit, le règlement n'assure quand même pas la survie des deux animaux.

Référer au marché comme à l'arbitrage idéal ne fait que consolider cette première ineptie. Le marché n'est pas d'essence céleste et il porte en lui les traces de sa très humaine extraction. Le marché agit sous l'impulsion des puissants et des riches, il concentre la richesse au lieu de la redistribuer, il appose sur toutes choses une appréciation purement quantitative, il se fait une gloire d'engendrer les habiletés qui dénaturent tous les trocs, comme au temps où les conquérants européens s'emparaient des pelleteries en échange de babioles sans valeur. Le marché laissé à lui-même ne conduira jamais le standard de vie du mineur bolivien au stade où en est celui du technicien de la Silicon Valley. Pour que le marché produise des fruits d'équité et de justice sociale, il faut non pas qu'on renforce sa présente souveraineté, mais qu'on le soumette lui-même à des freins politiques. Le Sommet des Amériques s'enorgueillit donc à tort : il a tout simplement accordé carte blanche aux grands fauves.

Au passage, le Sommet des Amériques a renouvelé en sa faveur le terme de démocratie. Serait démocrate, selon le nouvel évangile, le pays qui tient une élection et qui préfère la démocratie représentative à la démocratie participative. À cette aune, le Mexique fait partie depuis soixante-quinze ans des pays démocratiques. Et les élections américaines, huilées par les centaines de millions des caisses occultes, méritent le culte des grandes réussites démocratiques. Toujours selon un novlangue plus vicieux que celui de George Orwell, la décision prise par un Jean Chrétien serait plus démocratique que l'orientation découlant d'un référendum, tant, paraît-il, la démocratie représentative l'emporte sur la participation politique d'un peuple.

D'un tel remaniement du dictionnaire, il était prévisible que l'on passe à la distribution des auréoles et des sanctions. Les irrégularités du scrutin haïtien sont jugées gravissimes, mais pas le rôle des lobbyists de tous poils dans le financement électoral des États-Unis, ni les pardons présidentiels de Bill Clinton, ni les intrusions américaines à La Grenade ou au Panama. On ne verra pas d'anomalie à ce que George W. Bush appose sa signature sur un nouvel accord, au moment même où il renie la signature américaine à propos de l'entente de Kyoto ou des traités conclus avec Moscou sur l'équilibre de la terreur. Le premier ministre canadien oubliera que, dans son pays démocratique, c'est la fragmentation de l'opposition et non le vote majoritaire qui l'a porté au pouvoir. En l'occurrence, il ne s'agit pas d'une irrégularité, mais d'un vice structurel qui, visiblement, ne mérite pas sanction. On croit relire Les animaux malades de la peste.

Quand s'apaiseront les bruits de l'autocongratulation, on devra s'attaquer au décodage systématique de cette trompeuse cérémonie qu'a été le Sommet des Amériques. Deux aspects, entre plusieurs, méritent l'examen : les ententes bilatérales et l'énergie.

Il est ironique, dès le départ, que des chefs d'État et de gouvernement profitent d'une rencontre censément vouée à l'édification d'un front commun pour s'isoler avec un collègue et régler des problèmes qui leur sont propres. Comme si, malgré les beaux discours sur la nécessaire fusion des forces, on gardait l'oeil sur le particulier. Comme si le congrès se morcelait en petits apartés. Par-delà le côté un peu cocasse de l'affaire, il y a plus grave : les accords bilatéraux constituent un calcul profitable aux plus forts et modifient d'avance la portée d'un accord d'ensemble. Le Canada devrait le savoir, lui qui pensait défendre efficacement la protection de son agriculture en négociant le libre-échange avec les États-Unis et qui ne voyait pas les mêmes États-Unis travailler en même temps auprès du GATT, l'ancêtre de l'OMC, pour invalider la concession consentie au Canada. Le bilatéral prépare souvent autre chose, mais encore faudrait-il savoir quoi.

L'allusion américaine à la nécessité d'ententes nord-américaines à propos de l'énergie manifeste crûment une dure réalité : même pendant la célébration d'une grand-messe en l'honneur des solidarités entre les trois Amériques, Washington ne perd pas de vue son intérêt propre. Les États-Unis ont besoin d'énergie et ils auront tôt fait de ranger l'énergie canadienne dans les « intérêts américains », au même titre que le pétrole du Proche-Orient ou le verrou israélien à l'autre bout du monde. On ferait bien, sans verser dans la paranoïa, de relire Richard Rohmer et ses romans futuristes. Chose certaine, l'administration Bush viendra aussi lourdement que nécessaire à la rescousse d'une Californie énergivore bien avant de secourir l'Argentine. L'opinion publique ferait bien de demeurer alerte.

Je n'ai pas parlé de violence? Non. Qu'aurais-je pu ajouter?

P.S. Dans le Dixit précédent, un lapsus m'a fait désigner Utica plutôt qu'Albany comme capitale de l'État de New York. Merci aux lecteurs vigilants qui ont signalé l'erreur. J'ai demandé à mon psy de faire enquête sur la cause du lapsus.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010426.html

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