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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 avril 2001

Le législatif en berne

La barricade érigée à Québec autour des chefs d'État et de gouvernement réunis à l'occasion du Sommet des Amériques symbolise plus d'une chose. Tout d'abord, la logique même du capitalisme sauvage qu'on recouvre du vocable de mondialisation : maints avantages pour ceux qui logent en haute altitude, la protestation futile pour ceux qui s'agitent loin des centres de décision. Mais le « mur du rejet » symbolise aussi le risque de rupture entre l'arrogant pouvoir exécutif et un pouvoir législatif qu'on traite injustement comme une coquille vide et un mécanisme anachronique.

Même si le président de l'Assemblée nationale, Jean-Pierre Charbonneau, ne l'a pas exprimée dans les formes convenues, sa critique du Sommet des Amériques frappait juste. Les chefs d'État et de gouvernement qui s'adonnent à une parodie d'échanges, frileusement à l'abri derrière une barricade déshonorante et des milliers de policiers mobilisés par la méfiance, ceux-là n'ont de légitimité que s'ils doivent leur pouvoir à une élection et que s'ils acceptent le contrôle de leurs décisions par le pouvoir législatif. Tous ne remplissent pas ces préalables. Un pouvoir exécutif perd sa représentativité s'il place le pouvoir législatif devant le fait accompli ou si, pire encore, il se passe de son aval. Plusieurs en sont là.

Dans bien des pays, en effet, la distinction entre les deux pouvoirs n'a pas cours. Il suffisait à un Pinochet d'éliminer Allende pour que la totalité des leviers de commande se retrouvent entre les mains des militaires, y compris les pouvoirs normalement dévolus au Parlement. Dans des pays comme le Canada, les deux pouvoirs existent, mais des hommes comme le premier ministre Chrétien gouvernent en se soustrayant le plus souvent possible au regard critique des parlementaires. À Québec, ce n'est guère mieux. Le premier ministre Landry a repris là où Jacques Parizeau, Robert Bourassa et Lucien Bouchard avaient laissé : il ne voit pas l'utilité d'un débat sur le libre-échange et il jette tout le poids du pouvoir exécutif derrière la globalisation.

On ne voit donc même plus de quoi se plaignent les parlementaires des pays d'Amérique. Ils sont exclus des débats (?) sur la ZLEA, mais depuis quand cette question les regarde-t-elle? Tant qu'ils se réunissent entre eux pour comparer le confort de leurs fauteuils et la gestion de leurs comités prétentieux et stériles, on consent à les laisser vivre. Après tout, cela rassure le bon peuple de voir que ses élus ont l'air de décider certaines choses. Mais si ces parlementaires prétendent intervenir dans l'évaluation d'un quelconque libre-échange et revendiquent le droit de lire les documents qui vont régir les échanges commerciaux entre les pays des Amériques, il est temps de les renvoyer à leurs niches. Eux aussi sont donc exclus du Sommet réservé aux gens sérieux, c'est-à-dire au pouvoir exécutif et aux gens d'affaires qui les commanditent. Certains parlementaires, comme Jean Charest, comprennent d'ailleurs si mal le rôle du pouvoir législatif qu'ils sont prêts à pactiser avec le club des 34 décideurs et à blâmer le président de l'Assemblée nationale qui, pourtant, défend la dignité des élus. Un peu plus et l'Assemblée nationale du Québec, induite en tentation masochiste par Jean Charest, traitait son président comme André Pratte et Yves Michaud.

Cette montée en force du pouvoir exécutif tient à plusieurs causes. La croissante complexité de la gestion publique a entraîné le gonflement et la professionnalisation de la fonction publique. Derrière chaque élu, on trouve désormais une batterie de techniciens et de spécialistes dont le rôle est de ventiler la gamme des possibles et de comparer, pour décision politique, les coûts et les bénéfices des diverses solutions. L'attrait qu'exercent, souvent à l'excès, les modèles mis au point par l'entreprise privée a également conduit l'État à évaluer ses activités selon des critères plus techniques et quantitatifs que par le passé. À cela s'ajoutent les pressions puissantes et souvent souterraines que subit l'État pour que son action s'infléchisse vers tel type d'encouragement aux investissements, vers telle fiscalité, vers telle législation du travail. D'autres facteurs encore interviennent qui contribuent eux aussi à faire du pouvoir exécutif la seule force publique avec laquelle l'entreprise privée veuille traiter. Le pouvoir législatif exige une aération lambine et aléatoire, alors que le pouvoir exécutif, lui, comprend les urgences, les silences et les raccourcis.

Du coup, on voit le risque. Ce n'est pas sur la place publique qu'un promoteur réclame un allègement fiscal, mais à huis clos. Ce n'est même pas à ciel ouvert qu'une Hydro-Québec exprime clairement ses appétits et sa propension à la privatisation, mais dans l'ombre feutrée d'officines discrètes. Ce n'est pas, par conséquent, sous l'oeil de parlementaires dûment informés que l'on conduira même le plus superficiel débat sur l'intégration des économies américaines. Le pouvoir exécutif trouve grâce aux yeux des grands prédateurs à condition qu'il adopte les moeurs des conglomérats : secret, isolement, manipulation de l'opinion, mise à l'écart des élus. Du coup, on comprend mieux pourquoi nombre de collectivités américaines font siéger leurs élus non pas dans la métropole de l'État, mais dans une capitale de dimensions plus restreintes où les rencontres entre les mastodontes du secteur privé et le pouvoir exécutif se détectent à l'oeil nu : Sacramento plutôt que Los Angeles ou San Francisco, Albany plutôt que New York, Tallahassee plutôt que Miami, Springfield plutôt que Chicago...

En érigeant une barricade pour assurer le secret de leurs échanges entre eux et avec l'entreprise privée, les chefs d'État et de gouvernement ont révélé où va leur loyauté. En cachant l'essentiel de leurs tractations aux élus, ils ont montré que les atouts du pouvoir exécutif leur importent plus que toute légitimité démocratique. Que les élus s'en souviennent et qu'ils revendiquent en temps opportun le droit de soumettre la ZLEA à l'évaluation civique.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie