Dixit Laurent Laplante, édition du 9 avril 2001

La fragilité des signatures
par Laurent Laplante

Il fut un temps où une poignée de main suffisait à sceller un accord. À la même époque ou presque, le soldat fait prisonnier était remis en liberté contre sa promesse de retourner dans son village et de ne plus participer aux hostilités. Nous en sommes à une autre mentalité. Ce ne serait qu'à demi mal si les athlètes professionnels étaient les seuls à déchirer le contrat dûment signé. Le malheur, c'est que, à l'échelle des nations, les signatures les plus officielles ne valent désormais quelque chose que si la force est là pour imposer le respect de l'accord.

Selon une savante et cynique gradation, l'armée israélienne en est arrivée à agir comme si jamais la moindre parcelle de territoire n'avait été remise à l'Autorité palestinienne. Non seulement les accords d'Oslo sont partis en fumée, mais la frontière établie entre Israël et le territoire officiellement sous gouverne palestinienne n'empêche pas l'armée israélienne de se comporter partout comme une force d'occupation. Israël ne respecte pas davantage les accords d'ordre économique et dispose à son gré des sommes appartenant pourtant à l'Autorité palestinienne. Les missiles parlent plus fort que le droit.

En mettant sur pied une Commission sur l'avenir des soins de santé au Canada, le premier ministre Chrétien agit, une fois de plus, comme si aucune constitution ne partageait les responsabilités entre le palier central de gouvernement et les provinces. Il traite la santé comme il a traité l'éducation, envahissant cavalièrement des domaines pourtant confiés de façon explicite aux provinces. Il ne prend même pas la peine de consulter le palier provincial, qui conviendrait peut-être de l'utilité d'une modernisation du cadre de références. Il veille même à confier l'enquête à un homme politique connu pour son biais prononcé en faveur d'une centralisation à outrance, dans la pire tradition néo-démocrate. Qu'une constitution existe, cela importe peu, car elle cède sous les coups du pouvoir fédéral de dépenser.

Le sort fait aux accords de Kyoto n'est qu'une illustration de plus de la tendance moderne à ne jamais se sentir lié par la parole donnée dès l'instant où nulle force ne vient contrer l'arbitraire et le caprice. L'administration Bush se soustrait non seulement aux engagements contractés par les États-Unis à l'égard de la communauté mondiale au temps du président Clinton, mais aussi à ses propres promesses électorales du dernier scrutin. L'environnement, même menacé à l'échelle planétaire, n'est qu'un vain mot si le président Bush juge que le respect des accords de Kyoto imposerait à l'industrie américaine un frein à ses habitudes polluantes.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul domaine où la toute-puissance américaine bafoue ses engagements. Le Canada est bien placé pour savoir que, ni dans le secteur du bois d'oeuvre ni dans l'industrie du cinéma, le protectionnisme américain n'a renoncé à s'exercer. Le libre-échange en paroles et dans les documents officiels; le protectionnisme dans la pratique quotidienne.

L'arbitraire règne également, avec des risques plus grands encore, dans le domaine proprement militaire. Washington choisit de façon unilatérale les traités encore dignes de s'appliquer et ceux qui, portant eux aussi la signature américaine, méritent plutôt la poubelle. L'administration Bush rêve d'un bouclier antimissiles pourtant incompatible avec les principes cyniques mais efficaces de l'équilibre de la terreur. Du coup Washington juge anachronique et suranné le traité qui établissait cet équilibre. En revanche, Washington prend le ton de la vertu offensée quand vient le temps d'équiper Taiwan sous le nez de Beijing : un traité engage les États-Unis à l'égard de l'île et il ne saurait être question que Washington trahisse la parole donnée...

Les pays d'Europe éprouvent eux aussi passablement de difficultés à respecter les engagements pris les uns à l'égard des autres. Le secteur de l'agro-alimentaire en témoigne éloquemment. En dépit des accords intervenus et du fait que les signataires ont remis une part de leur souveraineté nationale entre les mains de tribunaux supranationaux, chacun se sent autorisé à une certaine délinquance. Quand, par exemple, la grogne paysanne secoue la France, le gouvernement estime de son devoir de porter le volume des secours et des compensations à un niveau pourtant interdit par les accords conclus. Choix cornélien sans doute et dont beaucoup affirmeront la légitimité, mais signature quand même invalidé.

Le pire, c'est que l'ONU elle-même et ses diverses émanations contribuent très officiellement à la dévalorisation des signatures nationales. À tel point qu'une part des reproches adressés aux Américains à propos des accords de Kyoto pourrait s'adresser à l'ensemble des pays industrialisés, Canada, Japon, Europe compris. Ces fameux accords de Kyoto n'ont encore été ratifiés, à ce jour, par aucun pays industrialisé. On a acquiescé aux objectifs élaborés à Kyoto, on a parfois signé l'engagement, mais aucune de ces étapes n'a la moindre conséquence concrète tant que fait défaut la ratification. On peut blâmer les États-Unis d'oublier l'acquiescement donné, mais on doit rappeler au Canada, à l'Europe, au Japon qu'ils n'ont pas eux non plus une conscience immaculée : ils n'ont encore rien ratifié. Cette hypocrisie de la signature qui n'engage à rien trompe l'opinion publique qui, elle, se rassure et se rendort dès l'annonce d'un accord sur les mines antipersonnel ou sur les droits des enfants. Alors que la signature ne signifie rien et que la ratification fait foi de tout, de nombreux pays, dont le Canada, font semblant d'ignorer la différence.

Quand, en plus, les accords se négocient à huis clos, dans le secret des hôtels ceinturés de policiers casqués et de blocs de béton accusateurs, les signatures, de trompeuses qu'elles étaient, deviennent dangereusement méprisantes.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010409.html

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