Dixit Laurent Laplante, édition du 2 avril 2001

Les vrais problèmes qu'ignore M. Chrétien
par Laurent Laplante

Face à une opposition qui cherche un antidote à sa fragmentation, le premier ministre canadien défend pied à pied l'impunité qu'il a conquise à grands renforts de pugnacité, de roueries, de défaites constamment retournées en sursis. Il n'admet encore ni la pertinence des questions qui l'assaillent, ni l'importance des enjeux en cause, ni même la possibilité pour lui d'évaluer la performance politique autrement qu'en termes de durée. M. Chrétien demande à l'opposition d'aborder enfin les vrais problèmes, alors que les vrais problèmes sont précisément ceux auxquels son simplisme n'accorde pas d'importance.

Premier problème : M. Chrétien estime que tout député a non seulement le droit, mais le devoir de plaider auprès des services publics et parapublics la cause de ses commettants. L'anachronisme se double ici d'illogisme. M. Chrétien, en effet, à titre de chef du pouvoir exécutif, est le patron et le responsable des services publics et parapublics. S'il juge utile et même nécessaire que des pressions s'exercent sur les fonctionnaires pour qu'ils fassent bénéficier citoyens et entreprises des programmes créés par le gouvernement, c'est que, à son avis, les fonctionnaires en question sont ou incompétents ou malhonnêtes. Si telle est l'opinion de M. Chrétien, qu'il le dise; si ce n'est pas le cas, qu'il ne s'interpose pas, comme à l'époque précambrienne où toute demande adressée à un fonctionnaire devait s'accompagner d'une lettre dite de recommandation du député, entre le citoyen ou l'entreprise et les responsables du programme gouvernemental. Si j'étais fonctionnaire fédéral, je n'apprécierais guère que le gestionnaire en chef de la fonction publique fédérale me considère comme aussi « sensible » aux coups de pouce partisans qu'à l'époque où le professionnalisme n'avait pas cours. Piètre fonction publique que celle qui attendrait les appels des députés pour connaître le sens des programmes dûment votés.

Deuxième problème : M. Chrétien fait semblant de ne pas voir qu'une différence existe entre un député d'arrière-ban et le député qui, à titre de chef du parti majoritaire, dirige le pays. Le fonctionnaire qui reçoit un appel d'un député de l'opposition se sent à l'aise pour s'en tenir au programme qu'il gère et aux règles qui s'y appliquent. L'appel en provenance d'un député appartenant au parti gouvernemental va un cran plus loin dans la pression. Le fonctionnaire sait forcément que le député en question est proche du ministre responsable du programme et du personnel qui y est affecté. Selon les époques et les tempéraments, le fonctionnaire se sentira encore libre, un peu moins libre ou sous haute surveillance. Si, par malheur, le téléphone provient non pas d'un député de l'opposition, ni d'un député du parti au pouvoir, ni même d'un ministre, mais du premier ministre lui-même, le courage requis pour refuser une dérogation, un assouplissement ou une accélération méritera le Nobel de l'épine dorsale. Cela relève du sens commun. L'intimidation n'a alors honte que de son nom, pas de son geste. Cela suffit à condamner le premier ministre qui nie la différence entre l'appel téléphonique parfaitement innocent et l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du fonctionnaire. M. Chrétien, bien sûr, s'offusquera de la comparaison : jamais il n'a proféré de menace. Il nous permettra de ne pas le prendre au sérieux. Quand le président Bush lui a demandé d'apporter avec lui, lors de l'expédition de « Team-Canada » en Chine, un petit message de la Maison blanche à l'intention du gouvernement chinois, il a suffi à M. Chrétien de connaître l'identité de son interlocuteur pour acquiescer à la requête. Le fonctionnaire à qui parle le premier ministre raisonne face à M. Chrétien comme M. Chrétien face au président Bush. L'hypothèse d'un refus? Inexistante.

Troisième problème : les documents que M. Chrétien a tant tardé à rendre publics ne sont pas du domaine privé, contrairement à ce qu'il affirme, puisqu'ils mettent en cause l'intérêt public. La vie privée d'un homme politique ne regarde que lui à moins que les frasques de la personne privée ne fassent courir le risque de chantage au responsable politique. Même les examens médicaux d'un homme public, qu'il s'agisse de François Mitterrand ou de Robert Bourassa, méritent la diffusion si les citoyens en sont à se demander si leurs gouvernants sont en état de décider. Dans le cas de M. Chrétien, les documents qu'il persiste à qualifier de privés même au moment où il consent à les rendre publics (tous?) sont depuis longtemps d'ordre public, tant sont nombreux les cas de népotisme constatés au ministère des Ressources humains ou dans les parages. Le doute est ici non pas légitime, mais obligatoire. Il ne faudrait quand même pas qu'en imitant les sophismes et les myopies de M. Chrétien, le politicien qui a encaissé le pot-de-vin d'un mafioso puisse présenter ce financement nauséabond comme relevant de son budget familial et appartenant donc au domaine privé.

Quatrième problème : M. Chrétien se satisfait trop aisément de l'exonération prononcée en sa faveur par le conseiller en éthique qu'il a lui-même nommé et qui continue à dépendre de lui. Dès le départ, le titre de « conseiller en éthique » laisse songeur. La personne qui examine un comportement au lendemain du geste n'est pas un conseiller. Un conseiller est, sous peine de devenir une potiche à peine décorative, une personne à laquelle on demande son avis avant de passer à l'acte. Dans le cas de M. Chrétien, le conseiller derrière lequel on s'abrite aujourd'hui n'a pas pu conseiller avant le geste, puisque la transaction qu'invoque M. Chrétien pour se disculper aurait eu lieu en 1993, alors que « c'est en juin 1994 que le premier ministre Chrétien a nommé le premier conseiller en éthique du Canada dont la tâche est d'administrer le code régissant les conflits d'intérêts des titulaires de charge publique, la Loi sur l'enregistrement des lobbyistes et le code de déontologie des lobbyistes »1. Que le conseiller en éthique n'ait, pour cause d'inexistence, fourni aucun conseil avant le fait, c'est déjà un problème. Que le même conseiller se laisse transformer en alibi trompeur par M. Chrétien , c'en est un autre qui n'accroît en rien la crédibilité du personnage.

Cinquième problème : la date à laquelle M. Chrétien a censément vendu ses actions dans le club de golf de Grand-Mère n'a qu'une importance secondaire. Si, en effet, M. Chrétien n'a pas encore été payé et s'il a même pu craindre récemment de ne pas l'être, il a encore, sans jeu de mots, un immense intérêt personnel au renflouement de l'entreprise qui doit le payer. C'est cela la question.

Les vrais problèmes sont donc nombreux dans ce dossier que M. Chrétien s'entête à décrire comme marginal. Entre autres, la question de savoir si M. Chrétien a des notions précises et modernes en ce qui touche l'indépendance des fonctionnaires, les subtilités de l'intimidation, les osmoses inquiétantes entre la sphère du privé et celle du public.

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1Pierre Lecomte, Les normes de conduite au gouvernement du Canada, in Éthique et conflits d'intérêts, sous la direction de André G. Bernier et François Pouliot, Liber, 2000, p. 166

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010402.html

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