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Dixit Laurent Laplante
Paris, le 29 mars 2001

Des justices qui se cherchent

Chaque société attend quelque chose de la justice. Nulle ne saurait vivre sans son apport. Beaucoup confient le pouvoir judiciaire à un groupe particulier, d'autres entretiennent une conception plus diffuse de la justice. Les Inuit n'ont peut-être pas de prisons, mais la justice ne leur est pas étrangère. Telle société se glorifie d'avoir inventé l'habeas corpus. D'autres hésitent à présumer l'innocence. Certaines pensent qu'un rapport de police suffit à identifier le coupable. Certaines ont raffiné au fil des ans la sélection des magistrats, tandis que d'autres se satisfont de coutumes qui ont plus d'ancienneté que de respectabilité. Saint Louis rendait jugement sous son chêne et ne voyait pas d'indécence à cumuler les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire...

Cette diversité de conceptions ne serait que richesse si elle ne conduisait chaque société, y compris la nôtre, à croire sa justice exemplaire et à se scandaliser des formes prises ailleurs par la justice. Dans les faits, la justice, presque partout, campe encore à une certaine distance de la parfaite maturité. Surtout pour des yeux de profane.

Le Canada, par exemple, nomme sa Cour suprême selon les préférences du pouvoir exécutif. Aucune consultation du Parlement ou des provinces n'est requise. Ce tribunal dont tous les membres sont nommés par le pouvoir central arbitre sans vergogne les litiges entre le pouvoir central et les autres composantes de la confédération canadienne. Toi, joueur; moi, joueur et arbitre. Même justice biaisée quand le premier ministre s'estime blanchi parce qu'un de ses employés l'a proclamé sans péché. Justice myope, justice dépréciée.

À l'échelle de la planète, la cohérence rate aussi ses rendez-vous. L'idée d'un tribunal pénal international scrutant tous les contextes se heurte à d'infinies résistances, dont celles des membres permanents du Conseil de sécurité. À l'exception de la France qui, du bout des lèvres et en se ménageant sept ans de grâce, s'est prononcée en faveur d'un tel tribunal, les puissances qui jouissent du droit de veto à l'ONU rejettent l'idée. Les États-Unis, par exemple, jugent obscène l'idée qu'un ressortissant américain puisse être jugé par un tel tribunal. Que des ressortissants libyens ou yougoslaves soient jugés avec une moindre déférence pour leur pays d'origine, voilà qui, en revanche, convient à l'opinion américaine.

Il faut dire que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie n'aide pas toujours à valoriser la formule. Se concentrant sur les gestes croates ou serbes, il n'a pas porté aux exactions de l'UCK aux dépens des populations non-albanaises l'attention qu'elles exigeaient pourtant. Sa crédibilité en est entachée. Il est étrange, d'autre part, que ce tribunal accepte que la force économique lui ouvre la voie. Ainsi, Belgrade est menacée de sanctions économiques par Washington pour l'obliger à remettre Milosevic au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Pourtant, Washington rejette le principe même d'un tribunal international transcendant les susceptibilités nationales. En un autre temps, les missionnaires européens faisaient progresser la foi en sol américain en s'appuyant sur les mousquets...

On ne comprend pas non plus pourquoi le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie refuse de se rendre à Belgrade pour y juger Milosevic. D'une part, on prétend convaincre Belgrade de convertir la Yougoslavie en État de droit; d'autre part, un tribunal international exige de la Yougoslavie qu'elle ignore sa constitution qui lui interdit de confier un « national  » à un tribunal étranger.

Changeons le décor. Quiconque vit dans un monde marqué par la tradition anglaise et sa common law éprouve, par les temps qui courent, d'immenses difficultés à décoder la justice française. Il y a trois semaines, par exemple, 800 magistrats faisaient grève pour exprimer leur mécontentement. À lui seul, ce fait étonne et déconcerte. Force est de constater, en l'observant, que nombre de juges français sont regroupés en syndicats, que leurs syndicats ont des allégeances partisanes affichées (le Syndicat de la magistrature penche vers la gauche) et qu'ils commentent sans gêne les projets des législateurs. On constate aussi qu'il est interdit aux juges de faire la grève, mais qu'ils s'y livrent quand même. La surprise n'est pas moindre quand on s'enquiert des causes de leur irrépressible mécontentement. En effet, s'il faut en croire Le Figaro qui, bien sûr, ne rate aucune occasion de vilipender le gouvernement Jospin, « la cause de leur mécontentement est toujours la même. La loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence, dont les principaux volets sont entrés en vigueur le 1er janvier : création d'un " juge des libertés " pour décider des détentions provisoires demandées par le juge d'instruction, appel possible des verdicts des cours d'assises, réforme du suivi des condamnés… » Si c'est à un tel virage que s'opposent tant de juges français, on se surprend à souhaiter que leur mécontentement dure et dure!

Restons en France un instant de plus. L'opinion s'y est passionnée pour le procès du « tueur de l'Est parisien » qui a fini par avouer viols et assassinats en série. Cette fois encore, on a le choix entre les motifs d'étonnement. Le juge, acteur poli mais omniprésent, a pressé l'accusé de songer à des aveux, puis l'a envoyé réfléchir à cette possibilité pendant deux jours. L'avocat de l'accusé n'a pas vu d'incongruité à demander publiquement à son client d'avouer ses crimes, en plus de le lui reprocher publiquement d'être « vraiment difficile à défendre ». La presse parisienne, pour ne pas être en reste, s'est livrée sans attendre au procès du procès, distribuant blâmes et félicitations en des termes qui n'ont rien d'ambigu. Ainsi, Le Parisien titrait à la une  : « L'indécente défense de Guy Georges ». Quant au Figaro, il n'a pas eu de termes assez durs pour qualifier le comportement de l'avocat de la défense : « ...le présumé "tueur de l'Est parisien" est apparu vendredi en perdition. Son système de défense, fondé par Me Alex Ursulet sur la dénégation obstinée, a volé en miettes. Guy Georges ne s'y retrouve plus lui-même dans les sous-entendus fielleux, les diversions grossières, les syllogismes judiciaires de son avocat... ». À lire pareille prose, on doit conclure que la présomption d'innocence et la sérénité des audiences sont aussi peu populaires auprès des médias qu'auprès des juges.

Au Proche-Orient, pendant ce temps, l'OLP et Israël pratiquent des formes de justice aussi peu rassurantes. En dépit des appels lancés par Human Rights Watch, l'Autorité palestinienne continue de juger de façon honteusement expéditive les Palestiniens soupçonnés de collusion avec l'ennemi israélien et de les exécuter presque séance tenante. Israël, de son côté, affame les Palestiniens, achète l'information, pratique cyniquement les « interrogatoires poussés » et assassine sur mesures, tout en brandissant la règle de droit comme une valeur qui distingue l'État hébreu de ses voisins arabes. Des deux côtés, une conception plutôt rudimentaire de la justice.

Il y a pire ailleurs? En Chine, par exemple? Assurément. Dans la Russie de Vladimir Poutine? Sans aucun doute. Il faudrait aussi blâmer la Cour suprême des États-Unis qui vient de reporter à l'automne la décision qu'elle doit rendre sur les condamnations à mort de handicapés mentaux? Encore d'accord. Mon propos n'est pas d'établir mon classement personnel des justices imparfaites, mais de ramener la justice à ce qu'elle doit être : un projet, une utopie, une recherche. La justice chilienne n'a pas encore condamné Pinochet, mais elle semble s'y employer. La CIA n'a pas encore tout dit de sa responsabilité dans le déboulonnage d'Allende, mais le nombre de documents accessibles s'accroît. Il s'agit de ne se satisfaire ni de l'abdication ni d'une trop béate satisfaction.

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